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Doit-on considérer le mélomane comme un
auditeur inculte (et incultivable) ?


Assimilerait-on l’auditoire des mélomanes à un groupe indistinct de cervelles encroûtées dans leurs habitudes, frileuses, fuyant toute découverte ? On pourrait le déduire de l’attitude désespérante adoptée par certains organisateurs de spectacles ou administrateurs d’institutions. Fort heureusement, une tout autre réalité se dessine, à examiner des critères beaucoup plus complexes. Mais, par effet de cercle vicieux, la croyance desdits organisateurs finit par générer ce qu’eux-mêmes redoutent : autrement dit, à force de ne pas être éduqué, de ne plus être stimulé par des répertoires hors des sentiers battus, l’auditeur "moyen" finit par sombrer dans une léthargie qui lui fait craindre de s’aventurer hors d’un confort dont on lui a délimité le cocon. Car il est vrai que la force d’inertie des habitudes constitue un péril à l’égard duquel on doit sans relâche se montrer vigilant.

L’éducation musicale (et culturelle) autrefois diffusée dans la société (certes, la société dite "favorisée", mais l’assiette sociale des abonnés aux concerts a-t-elle tant changé ?) assurait une réceptivité qui eut pour conséquence qu’au XIXème siècle et encore au début du XXème, par exemple, les théâtres d’opéra affichaient des saisons constituées aux neuf dixièmes d’œuvres nouvelles. Cette curiosité – naturelle à l’esprit humain, me semble-t-il – se serait-elle éteinte ? Certes non, mais la préparation à cette réceptivité souffre de la démission généralisée des médias, du système scolaire, des familles.
Autrement dit, un organisateur de concert doit renouer un lien de confiance avec ses habitués pour les inciter à s’engager à sa suite dans des chemins de traverse... dont il s’avère bien souvent que lesdits habitués ressortent tout heureux des découvertes effectuées.



Cycle finlandais au Musée d’Orsay

Ce lien de confiance, on le constate notamment au Musée d’Orsay, où Martine Kaufmann ose des programmations audacieuses... et réussit son pari. Ainsi le cycle consacré à la Finlande, en parallèle de l’exposition Akseli Gallen-Kallela, permit-il d’entendre, non seulement du Sibelius jamais joué à Paris par ailleurs, mais aussi une anthologie fort variée de mélodies et pièces chambristes des compositeurs (aux noms si rarement apparus sur des affiches françaises !) contemporains ou postérieurs au maître.
Le récital de mélodies (9 février 2012) donné par une éminente spécialiste du genre, Soile Isokoski, accompagnée de sa partenaire habituelle Marita Viitasalo, suffisait à démontrer que la diversité des personnalités créatrices préserve un récital entier de tout risque de monotonie. Les grands poèmes de Sibelius (1865-1957), majoritairement en suédois (la langue du pouvoir politique avant le sursaut national finlandais), venaient couronner le programme de leur écriture si riche, après que nous ayons découvert trois autres styles très contrastés illustrant des poèmes en finnois irrigués par la contemplation de la nature : Oskar Merikanto (1868-1924) se tient au plus proche des sources populaires en se restreignant à une mise en musique fort simple ; au contraire, Toivo Kuula (1883-1918) se laisse imprégner par l’influence debussyste mais brosse de vastes scènes dramatiques s’élevant à une intensité tragique. Yrjö Kilpinen (1892-1959) atteint à une poignante mélancolie par une écriture très dépouillée, concentrée au maximum sur une pénétrante économie de moyens. La longue expérience de Soile Isokoski dans ce répertoire mélodique se double de la faculté de donner vie, à l’égal d’une comédienne, aux climats psychologiques de poèmes qui constituent le terreau de sa culture native. Un autre grand compositeur, Erkki Melartin (programmé le mois suivant par Karen Vourc’h et Vanessa Wagner) se faufilait parmi les bis de la cantatrice finlandaise, prolongeant un panorama dont on ne saurait faire le tour en une soirée.

Artistes français et finlandais (outre les susnommées Karen Vourc’h et Vanessa Wagner, citons Régis Pasquier, Arto Noras, Ralf Gothoni) se mêlaient – rencontres réconfortantes – pour d’autres programmes aux horizons tout aussi ouverts. De surcroît, les concerts de midi s’aventuraient, en faisant salle comble, vers des pièces mineures qui n’auraient jamais atteint les oreilles parisiennes hors d’un tel cycle. Sibelius, Oskar et Aarre Merikanto, Leevi Madetoja ont ainsi alimenté la consommation des groupes que l’on appellerait en France des fanfares (cuivres et rudimentaire percussion) : il ne s’agit point là de chefs-d’œuvre, mais jouées avec un talent plein de pittoresque et une pointe d’humour, comme c’était le cas le 14 février par des musiciens issus de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, ces miniatures faisaient passer un réjouissant moment. Habile montage également que celui d’Andrea Corazziari ( 13 mars) qui enchâssait de brèves pages pour piano de Sibelius entre les Pièces lyriques op. 54 de Grieg : celles-ci, que l’on a entendues si admirablement interprétées par Leif-Ove Andsnes ou Edda Erlendsdottir, démasquaient malheureusement un certain manque de subtilité dans le pianisme de Corazziari, mais on lui sera redevable d’avoir attiré l’attention du public sur les épures du maître finlandais, teintées tantôt de mélancolie, tantôt d’un fugitif sourire.



Jean-François Heisser à Radio France et à Poitiers

Autre héros (héraut ?) de causes exigeantes (et difficiles à programmer), Jean-François Heisser ne manque jamais de s’impliquer dans de grandes œuvres contemporaines : on sait son engagement en faveur de la musique pour piano de Philippe Manoury. Lors d’un concert du "Week-end Radio France" consacré à la percussion (12 février 2012), il donnait, en compagnie de Marie-Josèphe Jude, Florent Jodelet et Ève Payeur, une œuvre magistrale de Martin Matalon (avec électronique en temps réel pilotée par Philippe Dao du GRM) : La Makina (2007). Le fertile sens du timbre auquel nous a habitués le compositeur argentin s’y conjugue avec une science des équilibres entre les apports de l’électronique nimbant d’irréalité la présence physique des instrumentistes et la mise en relief des richesses de jeu déployées par les interprètes "humains". Une vaste architecture tissant d’incessantes déductions temporelles et harmoniques entre tous les registres sollicités tour à tour aux percussions et aux pianos, conduit à de subtils enchaînements rhétoriques, comme les strophes d’une ode développant le propos avec un vocabulaire sans cesse rénové qui rebondirait sur le flux imaginatif de visions charriées par le rythme de la suggestion poétique. Ainsi l’œuvre soutient-elle la durée (quelque 25 minutes) sans que nous soyons un instant soustraits à l’émerveillement. Le couplage avec la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartók, de 70 ans antérieure, faisait apparaître combien la percussion a connu de développements au cours du demi-siècle écoulé, tant par l’extension considérable de l’instrumentarium que par l’exploration des jaillissements sonores que l’on peut tirer des différents matériaux (peaux, métaux, bois) : le spectre de timbres, d’harmoniques et de résonances que cette diversité de fabrications, de formes, de conjonctions entre instruments exotiques et inventivité occidentale autorise, a produit une telle effervescence ces dernières décennies que le fameux "classique" de Bartók apparaît presque comme rudimentaire dans son traitement des instruments (or, il représenta un progrès décisif !).

Nous retrouvions Jean-François Heisser quelques jours plus tard (19 février) à la tête de son Orchestre de Poitou-Charentes, dans le théâtre moderne de Poitiers, pour une journée entièrement consacrée à sa chère Espagne. Allait-il s’en tenir aux incontourables du pittoresque ibérique ? Ce serait bien mal le connaître ! Il profitait de la circonstance pour glisser quelques pages jamais jouées mais cependant bien passionnantes. La difficulté s’avérant de faire sortir les familles le dimanche pour leur proposer du Roberto Gerhard (mais oui, mais oui !), il glissait dans le même programme le Concerto d’Aranjuez, composition si indigente que l’on ne comprendra jamais ce qui en fait un succès planétaire. À ceux qui craindraient quelque aridité chez un élève de Schönberg, rétorquons que Roberto Gerhard sut ménager une synthèse équilibrée entre la rigueur d’écriture que lui inculqua son maître viennois et un sens pictural fidèle à ses origines espagnoles : en atteste le ballet Don Quichotte (1940-41, rév. 1947-49), dont on entendait là une suite d’un quart d’heure.
Mais peut-on m’expliquer pourquoi, à notre époque où l’on se prétend si pointilleux sur l’adéquation des instruments « authentiques » à un répertoire, Olivier Baumont nous joue le Concerto pour clavecin (1923-26) de Manuel de Falla sur un clavecin d’esthétique baroque française ? Quand nous restituera-t-on les clavecins Pleyel de Wanda Landowska pour faire sonner cette musique comme il convient ?!
Afin de rappeler les sources fondamentales, une heure de musique flamenca se glissait entre les deux concerts symphoniques, confiée à la cantaora Antonia Contreras et au guitariste Chapparo de Málaga.
Le dernier concert de cette dominicale évocation de l’Espagne faisait appel à Antonia Contreras pour rapprocher L’Amour sorcier de Manuel de Falla des racines gitanes. Le malheur veut que, contrairement à des chanteuses lyriques, une cantaora d’aujourd’hui ne sache exister sans un harnachement microphonique ! Outre le déséquilibre entre son amplifié et son naturel de l’orchestre, on imagine les bruits divers et autres désagréments auditifs que l’interférence avec la sonorisation pouvait causer ! Certaines artistes lyriques (je garde un souvenir ému d’Alicia Nafé !) se révèlent parfaitement capables de recréer l’illusion du cante jondo... mais avec une vraie voix ! Mais ce programme intégrait aussi des pages injustement négligées : qu’une pianiste de l’étoffe de Marie-Josèphe Jude se dérange pour jouer les neuf minutes de la trop rare Rapsodia sinfonica pour piano et orchestre de Joaquín Turina, impliquait que l’on se dérangeât aussi ! Regrettons que, pour des raisons de minutage, Jean-François Heisser n’ait dirigé, en ouverture de concert, que deux mouvements (les 3 et 4) de l’inattendue Sinfonietta (1925) d’Ernesto Halffter : on aurait aimé découvrir en entier cette œuvre d’un compositeur de 20 ans frais émoulu de ses études auprès de Manuel de Falla, car, avec une fraîcheur piquante, il y trouve des solutions d’une originale alacrité pour donner un tour malicieusement tonique au néo-classicisme.



Place aux jeunes !

L’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris

Les jeunes de l’Atelier Lyrique continuent d’être notre consolation face aux désolantes déceptions de tant de productions lyriques. On avait dit tout le bien que nous inspirait le concert de mélodies de Massenet ; le deuxième épisode de cette commémoration, consacré cette fois à des extraits d’opéras, intervenait au Palais-Garnier (15 mars 2012), avec l’Orchestre de l’Opéra sous la gauchère baguette de Guillaume Tourniaire qui déploya ses qualités de fin styliste dans Massenet. On retrouvait les mêmes artistes appréciés lors de la soirée de mélodies, on en découvrait d’autres, telle la mezzo-soprano montpellieraine Marianne Crebassa à qui revenait l’honneur d’ouvrir le concert (Alza, alza !) en Dulcinée : un tempérament scénique qui brûle les planches, une chaude voix, tous les espoirs d’un bel avenir sont permis à cette chanteuse que l’on retrouvait un peu plus tard en Prince charmant pour la scène autour de l’arbre féérique dans Cendrillon ; elle en donnait une interprétation très convaincante (ce rôle travesti est toujours difficile à faire passer), face au grand soprano dramatique d’Andreea Soare dans le rôle-titre, à dire vrai mieux employé lors de la sublime scène finale d’Ariane, que l’on respecta intégralement, c’est-à-dire avec l’intervention des sirènes. Un autre Prince charmant se faisait entendre (air de l’Acte II) sous les traits d’Anna Pennisi, jouant une corde émotionnelle différente mais fort séduisante également. On avait déjà remarqué la couleur vocale et la diction très favorables au chant français du Portugais João Pedro Cabral : cela se confirmait avec l’air de Jean « Liberté, liberté » du Jongleur de Notre-Dame ; tout juste devra-t-il vaincre, au cours de sa carrière avec orchestre, quelques limites dans la puissance de projection. Tout autre timbre de ténor, plus riche en projection et d’une couleur avantageuse quoique claire, Cyrille Dubois interprétait l’air de Lentulus à l’Acte III de Roma. Soumis à des études qui visent à leur donner les armes pour maîtriser la diction, ces jeunes chanteurs méritaient en majorité un satisfecit, d’autant que chanter avec l’orchestre sur le plateau ne facilite pas la tâche.
Les camarades venant jouer les comparses dans une astucieuse mise en espace, cela permettait de jouer des scènes complètes, telle la rencontre à l’Acte I entre Manon et Des Grieux : on avait souffert de tous les travers du ténor chez Kevin Amiel lors du concert de mélodies, il se trouvait évidemment plus à sa place en Des Grieux... ce qui ne rattrape rien sur le fond ! Chenzing Yuan lui donnait la réplique en Manon, avant de briller de tous ses feux dans la Gavotte de l’Acte III. Mais le triomphateur de cette Manon était l’habile comédien Florian Sempey qui, débarrassé des élucubrations scéniques empêtrant son collègue (le punk !) vu à la Bastille, le surclassait dans l’air de Lescaut à l’Acte III, « À quoi bon l’économie », notamment par son art de faire passer l’ironie et le second degré là où les vers désuets peuvent déconcerter pour la compréhension du personnage. Autre pétillant comédien, Damien Pass campait un bon Diable dans le savoureux air de mari bourgeois à l’Acte II de Grisélidis. Pour continuer avec les barytons (décidément excellents cette année), on retrouvait avec bonheur le riche timbre slave du Polonais Michał Partyka dans l’air « Vision fugitive » d’Hérode, qui s’imposa comme l’un des grands moments lyriques de cette soirée. Sa compatriote Ilona Krzywicka possède certes le timbre adapté au « Rêve infini, divine extase » de La Vierge, mais il lui reste à vaincre nombre d’imperfections dans la pronociation du français. Complément de cette délégation polonaise, Agata Schmidt représenta le maillon faible du spectacle (incompréhensiblement escortée dans cette défaillance par le chef), son « air des lettres » de Charlotte manquant cruellement d’engagement émotionnel.
Le programme, dû aux choix judicieux de Christian Schirm, composait un hommage couvrant tous les registres de l’art massenetien ; tout juste pouvait-on critiquer une sur-représentation de Manon (trois extraits), mais si le but était de réparer le mécontentement laissé par la récente production à la Bastille, alors on peut acquiescer ! La part réservée aux opéras méconnus méritait en revanche toute notre reconnaissance, et les spectateurs jouirent d’une soirée dont la diversité expressive évitait toute redondance ou monotonie.

Que Christian Schirm soit un programmateur hors pair, capable de mettre en lumière par des enchaînements contrastés des pans ignorés de répertoire, voilà une constatation qui se trouvait amplifiée par le concert des mêmes jeunes gens à l’Auditorium du Louvre (13 avril 2012). Les mélodies les plus cosmopolites du XXème siècle se succédaient, et où pouvait-on les avoir entendues au cours des saisons françaises antérieures (mises à part les pages nationales) ?! L’accompagnement était confié à deux des pianistes entendus lors de la soirée consacrée aux mélodies de Massenet. Le concert s’ouvrait sur les Canticles III et V de Benjamin Britten, chantés par un Cyrille Dubois dont la couleur vocale s’inscrivait étonnamment dans la lignée des Peter Pears ou Robert Tear, mais avec une émission plus généreuse (qualité appréciable !) ; sa diction anglaise s’avéra parfaite, ce qui s’impose lorsqu’on a la responsabilité de textes aussi somptueux que ceux d’Edith Sitwell (« Still falls the rain ») et de Thomas Stearns Eliot (« The Death of Saint Narcissus »). Le pianiste anglais Philip Richardson s’affirmait plus aisément dans Britten que dans Massenet, flanqué du corniste David Defiez, et le harpiste Julien Marcou colorait l’accompagnement du Canticle V d’un timbre rayonnant aux riches résonances. Damien Pass, avec le même Philip Richardson, se réservait un beau numéro d’acteur grâce à cinq mélodies insolites de Charles Ives, dont une très lyrique Élégie en hommage à Massenet, recréant une musique fort différente de celui-ci sur les vers de Louis Gallet ; l’Australien formé aux U.S.A., remis dans son bain linguistique natif, perdait son entraînement en français qui avait produit de si bons résultats lors des deux concerts Massenet, et peinait un peu à bien "dire" l’Élégie – d’autant qu’elle l’entraînait dans le grave de son registre, fort résonnant mais pas toujours également maîtrisé -, alors qu’il se jouait des difficiles effets sonores de la prosodie anglaise rythmée par le toujours excentrique Ives. La partie française du programme comportait les Chansons de Bilitis (Debussy) modulées par le timbre chaud de Marianne Crebassa, avec Alissa Zoubritski au piano, les trois Chansons de Don Quichotte à Dulcinée (Ravel) par Florian Sempey – qui ne manqua pas la truculence de la Chanson à boire ! – et Philip Richardson ; puis Andeea Soare chantait Asie (de la Shéhérazade de Ravel) avec un penchant peut-être excessif à donner de la "voix d’opéra" là où il conviendrait de mieux concentrer l’expression. La dernière partie, russe, du programme revenait intégralement aux Slaves de l’Atelier : la voix décidément ensorcelante du Polonais Michał Partyka fit merveille dans Rachmaninov dont les quatre mélodies choisies exhalent le poignant sentiment de solitude, et dans le long Soir d’hiver de Nikolaï Medtner qui lui valut une ovation ; mais ne dissocions pas de son succès la Moldave Alissa Zoubritski qui devait affronter les partitions toujours très pianistiquement exigeantes de Rachmaninov, et surtout celle de Medtner... qui vaut bien un mouvement de concerto !
On l’aura compris, cette soirée nous enchanta, tant par le mérite de nous faire entendre de merveilleux morceaux de musique (rarement donnés pour la plupart), que par l’engagement communicatif de tous ces jeunes et vaillants artistes.



Clément Mao-Takacs

Devant l’auditoire restreint du Temple Saint-Marcel – petit espace, mais très propice à la musique –, un jeune musicien extraordinairement complet, Clément Mao-Takacs, présentait le nouvel ensemble instrumental qu’il a fondé : Secession Orchestra (évidente allusion viennoise). Compositeur (une relation de travail suivie auprès de Kaija Saariaho comme interprète, transcripteur, exégète, continue de nourrir ses travaux musicologiques), pianiste, chef d’orchestre, conférencier, écrivain, Clément Mao-Takacs apparaissait le 23 mars 2012 sous les habits de transcripteur. Avec un ensemble de 14 musiciens (flûte, hautbois, cor anglais, 2 clarinettes, basson, 2 cors, trompette, harpe, quatuor à cordes et contrebasse), il réussissait à produire une image sonore extrêmement convaincante du Prélude de Werther (Massenet) ainsi que d’œuvres de Debussy aussi diverses que le Prélude à l’après-midi d’un faune, la Suite bergamasque, ou les mélodies du Recueil Vasnier (en compagnie de la soprano Marion Baglan qui doit avoir subi les dommages d’un enseignement prétendument "international" du chant puisqu’elle réussissait à faire comprendre les paroles de l’air de Puccini « O Babbino caro », en bis, alors que, malgré la proximité avec son organe phonatoire, on ne comprenait guère plus d’un mot sur dix dans les mélodies françaises !). Un tel concert renforçait ma conviction que la transcription ne vaut que lorsqu’elle est pratiquée par un compositeur : en effet, il y faut cette faculté d’endosser le geste créateur d’autrui, et de dégager une suggestion tout aussi pertinente du même message par l’habileté d’une écriture appropriée au nouvel effectf adopté. Or, Clément Mao-Takacs a prouvé ici un réel talent d’orchestrateur : par des alliages savamment dosés, d’habiles combinaisons en souples passages entre ses 14 instruments, il réussit à donner l’illusion d’un grand orchestre ne trahissant pas les esthétiques si particulières de Massenet et de Debussy. Il est vrai que le concert reposait sur une autre qualité du jeune Maestro d’origine hongroise : il a réuni des instrumentistes (à la moyenne d’âge encore jeune, les plus expérimentés encadrant les étudiants recrutés dans les conservatoires) dont la qualité de jeu donne un corps exceptionnel à l’effectif ; mais surtout, Clément Mao-Takacs possède un talent qui n’est pas l’apanage de tous les chefs : celui de "formateur d’orchestres" ; c’est-à-dire la capacité à stimuler l’écoute réciproque des musiciens afin de conduire leurs qualités individuelles à converger vers une identité collective forte, l’oreille du chef composant à partir de cette texture sonore une homogénéité qui peut alors prendre des couleurs bien délinéées. Or, l’ensemble n’en est qu’à sa première saison, il n’a encore que quelques occasions éparses de se produire, et le résultat s’impose déjà par son excellence. On souhaite vivement que les grandes institutions symphoniques ne tardent pas à reconnaître le talent de ce chef si musicien, et lui ouvrent l’accès à leurs podiums, notamment pour donner les répertoires rares dont cet artiste si cultivé se montre friand.



Pour finir, attirons l’attention sur un anniversaire "sacrifié" : il y a 50 ans disparaissait Jacques Ibert, musicien à l’élégance toute française dont le catalogue regorge de séductions de la meilleure eau. Quel relief cette commémoration revêt-elle ? Il semblerait que les flûtistes, reconnaissants à Jacques Ibert d’avoir si bien enrichi leur répertoire, soient les seuls à tenter des efforts soutenus en faveur de ce compositeur. Le 4 mai à 20h30 aura lieu, dans le cadre étroit mais acoustiquement idéal du Temple Saint-Marcel à Paris, un concert proposant des pièces pour flûte seule, pour flûte et piano, pour flûte, alto et piano, des mélodies, ainsi que les Trois Pièces pour orgue (1920), dont la Musette dédiée à Marcel Dupré, en les entourant d’œuvres de Debussy et Roussel ; les interprètes en seront Thierry Durand (flûte), Marie-Laure Boulanger (piano), Françoise Douchet (alto), Magali Léger (soprano), Carolyn Shuster Fournier (orgue).
L’Orchestre National de Radio France, sous la direction de Juanjo Mena, donnait bien le 15 avril 2012 les sempiternelles Escales, en faisant l’effort d’y adjoindre Bostoniana : autrement dit, deux pôles extrêmes de la carrière d’Ibert, puisque sous ce dernier titre se cache le seul mouvement subsistant d’une commande de l’Orchestre symphonique de Boston (au temps de Charles Munch), dont la composition fut interrompue par la maladie et la mort. L’hommage aux couleurs orchestrales américaines (les cuivres, notamment) est flagrant, ce qui nous ramène finalement à cet art très vif de saisir l’esprit des lieux qui caractérisait les juvéniles Escales. Le troisième volet d’icelles, Valencia, conduisait tout droit aux deux Suites du Tricorne de Manuel de Falla que Juanjo Mena, tout épanoui dans son élément, faillit nous danser sur son podium. Trêve de plaisanterie : on doit rendre hommage au chef espagnol de se montrer un serviteur zélé de la musique française puisque son disque Gabriel Pierné (avec Jean-Efflam Bavouzet, chez Chandos) laissa une forte impression. Entre les... escales de ce programme très voyageur, on s’évadait vers « Tout un monde lointain... », le concerto pour violoncelle d’Henri Dutilleux, que l’on redécouvrait sous un nouveau jour grâce à la belle intériorité de l’interprétation émue de Jean-Guihen Queyras, sertie avec une grande intimité de touches mordorées par la direction de Juanjo Mena.


Sylviane Falcinelli











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