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Il testo seguente è un ricordo molto personale e poetico che Jean Guillou ha scritto dopo la scomparsa di Rolande Falcinelli l'11 giugno 2006 e che rievoca l'incontro, nel 1947, e la frequentazione, durante gli anni '50, della sua Maestra di quei tempi.
Eccone un breve estratto in italiano: |
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Dans le texte suivant , écrit après la disparition de Rolande Falcinelli le 11 Juin 2006, Jean Guillou esquisse des souvenirs très poétiques et personnels qui évoquent la rencontre, en 1947, et la fréquentation, dans les années 50, de son Maître. |
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In the following text, written after Rolande Falcinelli's death on the 11th June 2006, Jean Guillou portraits in a very poetic mood, his first meeting, in 1947, and his lessons with his teacher of that time. Here's a short excerpt in english: |
In memoriam Rolande Falcinelli
Si l’on veut chercher parmi le faisceau intriqué d’une existence les avènements qui, pour soi, auront insufflé un cours nouveau à votre cheminement, à votre évolution, je pourrais nommer quelque personnage mythique de mon enfance que j’évoquai en d’autres pages, et mieux encore le Docteur Gerber, fondateur du Meisterkursus à Zürich. Mais, dans le monde musical, ma rencontre et mon amitié avec Karl Richter furent l’occasion d’échanges fructueux et réconfortants. Même si ses aspirations allaient vers d’autres buts, nos quêtes, nos recherches concordaient sur beaucoup de points et je suis sûr que les enregistrements que l’on a de lui dépasseront toutes les modes et leur survivront.
Une autre rencontre qui elle, surgit à l’orée de mon édification musicale, entre mon initiation solitaire et sauvage et mon accession aux prix du Conservatoire National, fut Rolande Falcinelli, elle-même âgée de 27ans, toute fraîche, jeune et vibrante, sous un voile de mélancolie, aussi abritée, quelque peu ombragée par un halo domestique dont je ne connaissais que l’enveloppe cossue d’un appartement de la rue Godot de Mauroy, mais dont l’ombre imprimait une sorte de solennité, de restriction et de réserve. Sonnant à la porte, toujours l’ouverture de cette porte s’accompagnait d’un geste large des bras incitant à entrer et ouvrant sur une relation non professorale, mais bienveillante, affable et assez vite amicale, pour le garçon de 17 ans que j’étais.
Certes, aucun autre objectif, aucun autre propos que l’accès au banc d’orgue : qu’allez-vous me jouer aujourd’hui ? Puis, elle avait préparé un thème de Fugue pour l’improvisation, où je devais concevoir un contre-sujet et m’aventurer très vite sur une construction des plus strictes : exposition, divertissement, relatif, autres modulations, puis canons, Stretto, conclusion. Cela, à lui seul, constituait une sorte d’exercice alchimique capable de vous faire accéder à une certaine aisance de la pensée, où l’esprit acquérait tout pouvoir de commander aux doigts. Tel était le but, laissant ensuite toute liberté de création.
Rolande Falcinelli restait assise, derrière le banc, donnant parfois quelques critiques, quelques avertissements de cette voix fluide, modulée, vaporeuse, aux consonnes émises doucement mais précisément, comme un pincement de cordes, tout cela sur une ligne mélodique aux courbes discrètes favorisant l’émission dans le souffle d’une voix que l’on dirait flûtée. Tout cela me livrait corps et âme aux désirs qu’elle manifestait, le corps étant considéré comme l’intermédiaire cultivé dans ses réflexes les plus quintessenciés vers un « dire » musical analytique, mais également vers une élection du geste simple, non spectaculaire mais terriblement mobile, souple et aigu. Cette initiation, ou encore autre qu’une initiation, cet exemple que l’on était porté à suivre, m’a ensuite amené à écrire les quelques observations que j’ai faites sur ce qui me paraît être la seule manière de poursuivre notre propre chemin ; un chemin déjà ouvert, fleuri, illuminé par ces premières leçons.
Du reste, tout ce que je tente de représenter aujourd’hui ne ressemble en rien à l’expérience d’un étudiant qui, tout d’un coup, aurait dû bouleverser toutes ses bases et arpenter des chemins insoupçonnés, embrouillés, épineux et ingrats. Pour moi s’éclairait une voie qui, de suite, me parut la seule, la vraie, le plus sûr parcours entre le geste et la musique. Car c’est bien de cela dont il s’agissait : du geste musique et, en même temps, geste esthétique et pour l’esthétique, geste tout puissant, en lequel repose toute expression, tout accomplissement, toute didactique, aussi tout merveilleux, toute fulgurance. Dès mon premier regard, les doigts de Rolande Falcinelli m’avaient non pas subjugué, car il n’y avait en eux aucune velléité autoritaire, mais tout de suite attiré par cette grâce et cette sorte de liberté d’action, d’autonomie, de licence fragile et sujette aux allures, aux attitudes de personnages subtils et indépendants. Lorsque je vis ces doigts pour la première fois, je sus ce qu’ils étaient capables d’accomplir et même, je compris le style de leurs impulsions. C’est dire le caractère initiatique, plutôt que pédagogique, de ces leçons et je dirais même qu’elles m’ouvraient à un accomplissement qui me paraissait celui d’un destin marqué depuis le début de mon existence musicale. Rien de plus redoutable que ces pédagogues, ces « instituteurs » qui s’acharnent à dévier vos inclinations, votre idéal, vers je ne sais quelle route issue de quelques théories ou dictats. Notre parcours, mon parcours auprès de Rolande Falcinelli fut sans heurts et le résultat d’une commune aspiration vers la meilleure compréhension et la meilleure expression d’un texte, passant par une véritable libération technique et le plus grand raffinement dans son étude.
Puisqu’il s’agit de raffinement, je parlerai aussi de geste. Si j’ai décrit les doigts, c’est parce qu’ils étaient l’origine d’une onde gestuelle qui, chez Rolande Falcinelli, se communiquait, se diffusait tout au long du corps en une seule inflexion : ondulation sans maniérisme, mais témoignage d’une harmonie totale dont on pouvait être témoin lorsqu’on la voyait jouer, même les oeuvres dont l’écriture exigeait un équilibre, un contrôle de tous les réflexes, par exemple ses propres compositions.
Rolande Falcinelli était belle, rayonnante, et de plus cette beauté semblait issue et paraissait conduire au résultat d’un élan vers son désir artistique.
Pour elle, s’asseoir sur le banc d’orgue était déjà, non une mise en position, mais le début d’une offrande à ce qui allait être joué. Sans doute n’étais-je pas conscient de cela lorsque je bénéficiais de mes premières leçons, avant même d’être entré au Conservatoire, vers 1947, mais cela s’imposait comme une chape invisible qui ne vous quittait plus et qui vous intronisait, en quelque sorte, pour un rite sans rigueur et sans prescription, qui vous conduisait comme naturellement et sans contrainte vers le « bien jouer », comme la fréquentation des poètes vous conduit au « bien parler ».
Ayant été contraint par le destin, pendant trop longtemps, de rester éloigné de Rolande Falcinelli après les années 1970, je ne puis m’empêcher de penser d’avoir vécu, à ses côtés, une section de sa carrière qui fut sans doute celle où l’on pouvait, dans les meilleures conditions, apprécier l’ampleur de son talent d’interprète et d’improvisateur, outre son activité de compositeur, laquelle s’est poursuivie avec la même intensité durant toute sa vie active. Sans vouloir décrire ses oeuvres (je la voyais souvent à l’époque où elle écrivait ses « Poèmes-Etudes » et elle m’avait fait la faveur de m’offrir une copie de sa « Guitare Enchantée » qui est une des oeuvres les plus difficiles que l’on puisse jouer, et je l’avais alors travaillée), je pense que l’on peut sentir dans cette oeuvre, quel qu’en soit le propos ou la dynamique, une constante lyrique pleine de chaleur et d’émotion. Son langage harmonique, qui lui est propre, est toujours d’une grande richesse, plein de raffinement, de subtilités même, comme des effusions intimes.
Dans ce court regard sur l’oeuvre, je ne puis me retenir de noter un épisode où Rolande Falcinelli répétait, si je me souviens bien, pour un concert à St. Sulpice, et c’était l’époque où elle avait écrit quelques chorals, exactement dans le style de J.S. Bach. Mais, prenez garde, ces chorals étaient pensés avec la complexité des grands chorals de la « Clavierüburg » : 4 voix, 5 voix, Canons, Renversements, etc… Chef-d’oeuvre de spéculation musicale, ils n’étaient rien autre que les « Pastiches » de Marcel Proust qui sont eux-mêmes des chefs-d’oeuvre admirables. Elle jouait donc l’un de ces chorals et terminait la répétition ; nous descendions et, dans l’église nous attendait Marcel Dupré qui vint trouver sa disciple d’un air soucieux et lui demanda : « Mais, dites-moi, je croyais connaître toute l’oeuvre de J.S. Bach, mais quel était donc ce choral que vous avez joué ? »
Sans doute, pendant des décennies, tant d’organistes ont-ils pu bénéficier de ses dons de pédagogue. Il n’en est pas moins vrai que la décision d’avoir accepté le professorat à la classe unique du Conservatoire de Paris et la succession de Marcel Dupré, fut une entrave à la poursuite d’une activité de concertiste commencée de façon fulgurante : tournée de deux mois aux Etats-Unis, maints concerts en Europe, et je n’oublierai jamais ce prodigieux accomplissement où, en six concerts dont quatre récitals à la salle Pleyel, sur cet orgue que l’on a aujourd’hui honteusement jeté aux rebuts, Rolande Falcinelli exécutait, de mémoire, l’oeuvre entière de Marcel Dupré, en concluant chaque concert par une improvisation sur un thème donné par Dupré lui-même. A chaque récital se trouvait, bien sûr, tout le monde organistique et une partie de ce monde parisien de mélomanes que, à l’époque, j’étais bien incapable de connaître et de juger. Il en est autrement aujourd’hui. Pour chaque programme donc, les grandes oeuvres étaient enchâssées d’autres, plus brèves ou plus simples, comme les Chorals. Beaucoup d’auditeurs avaient les partitions sur les genoux ; moi, j’entendais et regardais et je voulais en même temps saisir l’artiste dans sa concentration, saisir son expression intérieure. Que ce fussent les Esquisses, la 2ème Symphonie ou le Prélude et Fugue en do majeur, la maîtrise technique était la même, prenant l’apparence d’un calme souverain.
Il est une chose dont je n’ai pas parlé : le toucher de l’artiste. En disant « toucher », l’idée me vient qu’il y avait une relation particulière et particulièrement délicate entre le doigt et la touche. C’est cette relation même qui donnait à l’auditeur le sentiment d’une articulation subtile et véritablement personnelle, apportant une dimension nouvelle après la génération Dupré, Vierne, Widor. Le « toucher » Falcinelli se révélait dès les premières mesures et c’est pourquoi l’interprétation que l’on entendait à ces récitals de la salle Pleyel figurait une musique sensiblement différente de celle que l’on avait pu entendre, dans les mêmes oeuvres par l’auteur lui-même. C’était donc déjà une nouvelle vie accordée à une oeuvre qui, à cette époque, à part quelques partitions, était relativement peu jouée par les autres organistes. Ces concerts eurent un triomphe et nous étions tous là, ses élèves et même les représentants de diverses « sectes » organistiques, pour admirer l’ampleur et la portée de ce qui fut, en même temps, un des moments les plus émouvants de la carrière du compositeur Marcel Dupré.
Ainsi avons-nous eu une première période Rolande Falcinelli virtuose, et une seconde période avec l’enseignement, la composition et des apparitions espacées, mais toujours exceptionnelles, comme concertiste. Un visage, une femme, belle, gracieuse, une pensée, un Maître, une aspiration, un idéal hors de toute école hasardeuse et tyrannique, ayant au contraire suscité la pensée et la perception des autres, une harmonieuse et douce présence si rare dans le monde artistique, telle est la mémoire bien vivante que nous gardons de Rolande Falcinelli.
Jean Guillou
Texte écrit du 29 Juin au 3 Juillet 2006