Le Masterclasses di Jean Guillou a Saint-Eustache, 21 Luglio - 3 Agosto 2008

Jean Guillou's Masterclasses at Saint-Eustache, July 21 - August 3, 2008


Chronique d'un enseignement, Chapitre 2:
les Master-Classes de Jean Guillou à Saint-Eustache, 21 Juillet – 3 Août 2008



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Pour la deuxième année consécutive, l'ARGOS assumait la charge d'organiser les master-classes de Jean Guillou en l'église Saint-Eustache à Paris. Huit élèves s'y étaient inscrits : les soeurs Nikitine (la brune Vérouchka, la blonde Katherine) et Matthieu Germain suivaient assidûment les deux semaines de cours, la première semaine accueillant également Sarah Kim et Elena Rikkonen, tandis que les rejoignaient en deuxième semaine Jean-Baptiste Monnot, Etienne Walhain et Shin Young Lee.
Le maître ouvrait la session par cette invite qui donnait le ton de partage, d'envol spirituel présidant à ces journées de communion enthousiaste : « Mettons-nous au travail... Travail, si l'on peut dire: que l'on n'ait pas l'impression que ce soit commandé; qu'il en ressorte une création guidée par l'imagination et par le rêve ! »






De l'intelligence analytique éclairant l'interprétation de Bach

Il est des préceptes universels pour atteindre aux fondements de l'art interprétatif, et le socle – précisément universel – de l'opera omnia de J.S. Bach constitue l'indispensable tremplin pour rebondir ensuite vers les plus diverses manières de porter l'éloquence des grands textes. C'est pourquoi nous commencerons par nous attarder sur le déroulement de certaines interprétations du Cantor, prétextes à délivrer quelques maximes hautement profitables en toutes circonstances.

Une des élèves les plus douées monte la Sonate en trio n°6 de J.S. Bach, avec des raffinements qui appellent d'être structurés pour en accroître la portée : « [Premier mouvement :] Votre registration est d'une préciosité charmante, mais pour l'auditoire, je ne suis pas sûr qu'elle passe la rampe. Concevoir une registration, c'est comme mettre des acteurs sur scène, et que chacun doive passer la rampe avec son texte. Il faut toujours imaginer une oeuvre de ce type comme si elle était jouée par les cordes, et veiller à ce que chaque partie dise quelque chose ». Animé de l'esprit de tolérance grâce auquel il encourage toujours les initiatives individuelles des élèves, il repart des idées de la jeune fille pour les conduire à plus de consistance, et ajoute en riant : « Il faut avoir le courage de ses opinions. Évidemment, ce thème ayant beaucoup de force, appellerait plutôt les grands coups d'archet du ripieno, mais pourquoi pas cette registration solistique... ».
Le souci d'expressivité freinant le flux du mouvement lent, il corrige: «Je vois tout de même cela plus allant. À force de jouer trop lentement, on perd le fil; or, l'auditeur doit se souvenir du déroulement. La rythmique de l'accompagnement demande un peu d'élan; tirez légèrement sur les valeurs courtes. La pédale a un rôle de pulsion: c'est pourquoi il est important que son demi-staccato soit assez précis ».
En revanche, le mouvement final souffre de l'excès inverse: « Avec un tel tempo, on n'entend plus certains détails, tels les petits groupes de notes. Votre tempo est un peu précipité, il y a des figures que l'on ne comprend pas car elles passent trop vite. Et méfiez-vous d'une accumulation de timbres: ils s'annulent les uns les autres. Par exemple, la Trompette mange toutes les mixtures ou mutations; ce n'est plus alors une Trompette, et ce ne sont plus des mixtures. En registration, la richesse est la plupart du temps dans l'économie. Les jeux se nuisent les uns aux autres si on les accumule. C'est un peu comme en société: vous organisez un dîner, vous croyez, en additionnant dix personnalités, réunir une table formidable, après quoi vous vous apercevrez avoir provoqué un dîner mortel parce que les gens se seront contentés de se regarder les uns les autres ! »

Une autre, tout aussi fine musicienne, présente le Concerto en la mineur BWV 593 de Vivaldi/Bach : « Le problème avec ce genre d'oeuvres, c'est que l'on a tendance à vouloir donner trop d'importance à l'orchestre. [1er mouvement:] À l'orgue, dès qu'on met un plenum, les mixtures prennent le dessus: cela brouille les voix, mais en même temps ôte de la présence, paradoxalement. Choisissons une registration plus simple, par exemple en 8'-2' (supprimons les quintes), avec une base, soit de principaux, soit de flûtes (j'aurais une préférence pour les flûtes). L'orchestre n'a pas besoin d'être volumineux. Il nous faut aussi deux plans solistes. On doit rechercher la simplicité, ainsi qu'une registration qui soit lumineuse et ne brouille pas les timbres. Il ne s'agit pas que l'orchestre s'avère nécessairement plus fort que les solistes, il faut qu'il soit autre.
Quand on joue des harmonies simples comme ces accords de tutti, on a tendance à considérer que chaque voix doit avoir la même durée: en fait, si on raccourcit ou allonge légèrement une voix par rapport aux autres, on peut donner plus d'impulsion rythmique et de contraste entre les parties rythmiques (ici en staccato) et la partie donnant la continuité mélodique.
On sent une sorte de fièvre chez vous. Il faut que le mouvement entier soit tenu dans une même pulsation tout du long, sans que cela parte soudainement dans une autre direction. Vous avez tendance à presser les doubles croches, alors que vous devriez plutôt les tirer. Plus il y a de notes, plus la nécessité de les articuler s'impose pour qu'elles ne disparaissent pas dans le contexte. De même qu'avec les mots, il faut articuler.
C'est parfait, mais la rythmique d'ensemble manque d'unité. Que l'auditeur ressente le même chef d'orchestre derrière toutes les sections, et non un chef qui dirigerait une section, puis un autre qui dirigerait la suivante.
On sent trop un amoncellement de pensée derrière cette interprétation. Essayons d'être, sinon plus naïf, du moins plus candide. Le mouvement doit défiler simplement, avec cette pulsation unitaire qui procure du bonheur.
[2ème mouvement :] Vous avez l'art de vous compliquer la vie inutilement. On n'a pas besoin de tant de changements de claviers.
[Il l'incite à savoir donner un juste poids à l'aboutissement des chutes d'octaves en unissons. Puis au sein du dessin mélodique:] Ce ne sont pas des groupes de notes, individualisez les contours... Le continuo doit garder la même expression imperturbable tout du long.
[Finale :] Il n'y a pas de raison de changer la registration de l'orchestre en cours de route, mais la vôtre est beaucoup trop massive. [Après la lui avoir simplifié:] Ainsi est-ce riche, mais pas trop écrasant: on a un petit plenum avec le juste nécessaire, un ensemble à la fois très pur et très riche.
Votre jeu est trop confus [Il l'entend bouler les rythmes, et lui montre comment donner plus d'incisivité au staccato et à l'articulation]... ayez toujours la même impulsion rythmique. »
En plus d'un endroit, des gestes de coups d'archet accompagnent ses explications, et à un jeune homme montant lui aussi la Sonate en trio n°6 de Bach, il dira: « Il est extrêmement rare que Bach indique des phrasés dans ses oeuvres. Quand il le fait, c'est pour souligner quelque chose d'important, comme des coups d'archet de violon. »

Ses conseils au fil du Prélude et Triple Fugue en mi bémol majeur de Bach conduisent à mieux observer l'incidence analytique des détails d'une si riche partition : « [Prélude :] Il faut que d'un bout à l'autre, on ait exactement le même tempo. Veillez à bien prononcer les groupes de doubles croches : tout est important. Articulez bien les rythmes: l'accent est sur la note courte, cela donne beaucoup plus de force. [Lors d'une transition contrapuntique:] Registrez avec un plénum moins énorme, sinon le contrepoint va disparaître.
Articulez votre trille: faites un trille qui dise quelque chose, qui vibre; il faut donc l'articuler, sinon l'auditeur n'entendra que des notes qui se brouillent ».
Cette demande d'un trille « qui vibre » nous remémore combien Jean Guillou recourt aux trilles, dans ses propres compositions, à des fins de mise en vibration de l'espace acoustique.

Il poursuit en attirant l'attention sur le moindre détail permettant de galber, de dessiner le devenir d'une partie sans rien abandonner à la négligence: « [À propos d'une échappée ornementale de la partie supérieure:] Ce n'est pas un groupe de notes, c'est une phrase qui doit être dite. [Plus loin:] Ce n'est pas une gamme, c'est une phrase, il ne faut pas qu'elle coule indifféremment. [À la fin du Prélude:] N'en faites pas des notes "jetées"; qu'elles soient à la fois tenues et chantées [dans l'énergie du détaché] !
Jouez toujours comme si vous chantiez, avec une réelle intensité dans l'expression.
Vous avez tendance à "jeter" les notes, alors qu'il faut tenir le clavier ».
Puis vient l'admirable architecture de la triple fugue: « On n'a pas assez de différences de caractère entre les trois fugues. Dans la première, tout ce déroulement horizontal doit constituer une ligne continue [il se met aux claviers, en donnant un exemple très lié et très chantant]. Après quoi, on a besoin dans la deuxième fugue d'une registration plus lumineuse, qui glisse et qui apporte quelque chose de totalement différent. Puis, quand le premier thème revient, que la registration de celui-ci s'ajoute sur celle de la 2ème Fugue, rien de plus. Il faut garder une diction très précise, qui se tienne, et non laisser courir. Puis quand le thème initial revient se superposer, vous devez le rejouer comme dans la première fugue afin qu'on sente bien, par votre articulation, l'opposition avec la deuxième fugue. Vous ne faisiez pas assez de différence entre l'articulation des deux fugues.
Pour la troisième fugue, je conseille une registration de plenum en 8 pieds, pour la clarté. Votre jeu n'est pas assez volontaire. Votre articulation me donne l'impression d'être la même que pour la 2ème fugue; il faut qu'elle soit beaucoup plus volontaire.
Ne précipitez pas, dites bien la dernière cadence.
Imaginez-vous comme une personne qui dit la deuxième fugue, puis vous devez devenir une autre personne intervenant pour la troisième fugue : il ne faut pas que les deux se chevauchent, ni qu'on vous sente dans la peau du troisième personnage dès la fin de la deuxième fugue.
Au retour du premier thème, soyez attentive au legato, tandis que les autres voix poursuivent leur articulation propre. Pensez à l'individualisation des articulations que l'auditeur doit percevoir entre les différents thèmes. »

Soigner la différenciation de l'élocution des éléments musicaux comme on ferait intervenir des voix différentes sur une scène, telle est la préoccupation majeure qu'il tente d'insuffler aux jeunes artistes : « [Prélude et Fugue en mi mineur BWV 548 ] Tout le prélude est un grand aria dont il importe de bien dessiner le thème en l'isolant de la partie harmonique et rythmique qui n'a pas le même phrasé.»
Il réagit à une interprétation du Choral en trio Herr Jesu Christ, dich zu uns wend : « C'est très bien joué, mais je le vois différemment. Pour moi, je le vois comme un air de cantate, extrêmement jubilant et fort. Une jubilation rythmique. » À ceux de ses élèves qui travaillent des Chorals ornés de Bach, il dit: « Jouez de sorte que les ornements fassent partie de la mélodie. Chez J.S. Bach, les ornements n'interviennent pas comme de la décoration. C'est la mélodie qui se dessine ainsi. Et prenez votre temps au moment des modulations les plus dramatiques, tout est tellement important. »
Pour rendre expressif tel élan mélodique du chant orné, il aura cette remarque inspirée de l'art vocal : « Il faut porter le La au Fa. »

Puis il écoute le Choral en trio Allein Gott in der Höh' : « Votre staccato me paraît trop agressif, car au fond, tout ce trio est tellement lyrique ! Alors, si vous pouviez donner ce lyrisme dès le début. Il ne faut pas penser une dynamique carrée: tout est au contraire très horizontal, pensez aux appuis de la phrase. [Lors d'un passage en staccato léger:] Vous pouvez faire le même staccato, presque sans décoller des touches. »
Et il conclut: «Quand on joue ces oeuvres-là, on peut tout jouer ».
Vient alors le Choral orné sur le même texte: « C'est beau, mais dans ce genre d'oeuvres, on a trop tendance à considérer une partie accompagnante et une partie soliste; or, ce n'est pas du tout cela, le discours est partout, donc il faut une registration intéressante à toutes les voix. Ainsi que je l'ai déjà dit, chez Bach, les ornements ne sont pas des ornements : n'hésitez donc pas à accentuer l'importance des appoggiatures comme si vous tiriez sur l'archet. Et ceci dans une rythmique très solide, sans que le tempo s'en aille dans tous les sens. À chaque fois, faites sentir les groupes ornés qui surviennent. Il y a énormément d'éléments dans l'écriture, à tenir au moyen d'une grande force dans le tempo et l'intensité».

De même dans la Fantaisie et Fugue en sol mineur : «[Fantaisie] Donnez plus de poids à toutes ces modulations extraordinaires. Vous avez joué cela comme une chose normale: or il n'y a rien de normal dans ces pages. Le problème posé par une oeuvre ayant des figures rythmiques importantes en même temps qu'une très grande intensité, c'est de ne pas perdre le tempo général.
[Fugue] C'est bien, mais malheureusement on ne sent pas une pulsion, on a l'impression que vous êtes trop "rassuré". Il faut que l'on sente une volonté intérieure: on n'a jamais assez de volonté pour communiquer. Une telle pièce doit être bien "assise" – comme un monument – sur ses fondations, et cependant vous devez en faire ressortir les angles».
À un autre étudiant travaillant la Fugue: « Tel que vous jouez le thème, on dirait que c'est l'arrivée sur le sol inférieur qui représente l'appui important: vous donnez ainsi une impression de statisme, alors que c'est l'élan vers le sol supérieur qui communique le dynamisme.
Dans votre registration, le solo survenait comme si des voisins venaient se mêler à la conversation. Les changements de claviers doivent apporter une mise en relief supplémentaire, en conservant toutefois l'unité d'ensemble de la registration.
[Lors du canal chromatique aux manuels après le passage au relatif:] Marquez le contraste entre un staccato vigoureux et le chromatisme très lié qui suit.
Il faut absolument que vous travailliez cela : vous n'êtes pas habitué à dissocier les phrases entre les voix; or, tout le jeu de l'orgue est là ».

Une jeune fille déroule une gracieuse interprétation du Prélude et Fugue en la mineur BWV 543: « Il y a là une erreur fondamentale de conception. On a l'impression que vous prenez un tigre pour un cygne ! Il ne s'agit pas de dire : "ce n'est pas dans le style", ou "Bach n'aurait pas fait cela"; après tout, je n'en sais rien. Mais le thème du Prélude a une telle force... Attention à ne pas laisser échapper le tempo, autrement on a seulement l'impression d'une pièce virtuose.
[Dans le jeu de répliques qui s'installe vers la fin du Prélude:] Il faut que le manuel réponde à la pédale et que la pédale réponde au manuel: faites donc attendre un peu chaque réplique.
[Dans la Fugue:] Cette dynamique que vous avez à la fin, c'est ce que l'on devrait avoir dès le début. Cette fugue a une rythmique si complexe... Votre registration de départ est trop lourde, trop compacte [il la rejoue avec une registration, une attaque, un rebond rythmique d'un dynamisme et d'une incisivité extraordinaires].
N'oubliez pas qu'une des particularités rythmiques de Bach est de chercher ses appuis sur les temps faibles. »






De la présence dramaturgique dans le répertoire du XIXème siècle

Les chefs-d'oeuvre de l'époque romantique engagent ce chemin d'approfondissement dans d'autres directions, complémentaires, et gouvernées par un profond engagement dramatique. Un étudiant présente deux Chorals de Brahms : « [O Gott, du frommer Gott] Au début, je voudrais un lyrisme "candide" grâce à une registration sur les flûtes; le drame n'est pas encore là. Ensuite, on peut enrichir la registration. Les accords plaqués interviennent comme une affirmation: ajoutez les 16 pieds, mais sans les harmoniques qui donneraient une richesse décorative.
Avant de jouer, il faut que vous ayez en vous l'intensité de ce que vous allez exprimer. C'est le genre d'oeuvres appelant beaucoup de travail, non sur le plan technique où il n'y a rien de difficile, mais au niveau des phrasés, des respirations, des accentuations. Tout est important: une seule note détachée prend tout à coup un relief considérable. »
Le résultat peine encore à se faire jour, le lendemain: « Quand vous avez commencé à jouer, il ne s'est rien passé: vous avez commencé, et des notes sont sorties comme cela... Or vous allez dire quelque chose de très profond, de très intense ».
Puis vient le si émouvant Herzlich tut mich verlangen, avec ses notes obstinément répétées à la main gauche: « Il faut souligner ce balancement de la basse par le Nazard du Positif qui renforce les graves de votre registration d'ensemble. Dissociez cette basse par le staccato, et qu'elle ne traîne pas. Il faut qu'on sente le balancement continuel de cette sorte de pizzicato immuable d'un bout à l'autre, tandis qu'au-dessus, une mélodie ophidienne déroule ses courbes qui s'entrecroisent. Obtenir un appui suppose une légère respiration avant chacune de ces notes. »
Là encore, la maturation ne s'effectue pas en un jour : « Votre basse est molle, il faudrait qu'elle soit complètement différenciée des autres voix, qu'elle donne une impulsion. »

Les Chorals de César Franck, où tout est dans l'impondérable d'une expressivité vécue de l'intérieur, et pour une part intransmissible, nous donneront à vivre des moments que la feuille de papier ne peut restituer: sentant probablement que le verbe atteint là ses limites, Jean Guillou se met à l'orgue pour donner des exemples de ce qu'il veut suggérer ; emporté alors par l'intensité du discours musical, il s'abandonne à jouer de longs extraits des partitions, il se laisse physiquement investir d'un romantisme allant chercher au fond des entrailles de l'instrument les flux infinis de vagues torturées, dégageant une puissance dramatique palpable qui subjugue l'auditoire. Quelques directives peuvent néanmoins être retranscrites, à propos du Premier Choral: « Dès le début, il faut qu'une "présence" s'installe. C'était bien joué, mais cela ne suffisait pas. Que l'on n'ait jamais l'impression qu'une fin survienne dans l'énoncé du thème; que le discours se déroule. Vous donnez l'impression qu'une autre personne joue la 2ème partie: il faut une conception unitaire. Ce n'est pas un autre mouvement, c'est le même mouvement qui se poursuit. D'un bout à l'autre, ce doit être la même personne qui parle. Il y a tellement d'épisodes différents, mais au sein d'une conception unitaire. »
Il reproche à l'étudiante « une dépense inconsidérée de combinaisons. On a une débauche d'alternances de claviers qui s'annulent les unes les autres. C'est un excès de volonté de mise en scène, mais en en faisant trop, on annule les effets ».




Dans le Deuxième Choral : « Pour le début, je préfère quelque chose de très lointain, de très mystérieux.
[Lors des passages en doubles croches au manuel seul :] Ici, je dissocie – comme un divertissement – cet élément, ce qui donne une bouffée d'air dans cette registration dramatique; cela suppose quelque chose de plus vivant dans le tempo, une certaine animation; c'est comme si, après avoir joué le choral, vous ajoutiez : "Mais...".
Reprenez depuis le début de l'oeuvre, on ne peut pas décider de petits bouts sans savoir où vous voulez en venir, sans avoir une ligne directrice.
Dans le fugato, on peut mieux isoler le contre-sujet: nous connaissons déjà le thème, en revanche le contre-sujet apparaît comme quelque chose de nouveau. Il faut également accuser le phrasé.
[Lors du développpement ultérieur:] Il faut déjà que cette évolution dramatique annonce la réintroduction du choral, or vous n'annoncez rien du tout.
Tout est d'une tension continuelle, il ne peut plus être question de registrations de détail, d'intimité. Il faut que l'on sente un départ vers un développement nouveau, votre registration ressemblait trop à ce qui précède. Qu'une palette nouvelle apporte quelque chose d'inquiétant, à la fois sombre et tendu ! Puis vient un éclairage différent.
[Il lui apprend à « déclamer » les climaxes:] Il faut que vous vous les chantiez à vous-même, pour aménager les respirations. »




Nombre d'élèves de Jean Guillou, ayant observé combien leur maître est féru de Schumann (dont il a réalisé une édition, parue chez Schott, donnant une vie organistique à l'ensemble des pièces pour piano-pédalier), s'y attaquent à leur tour. Se pose alors le problème de l'écoute mal digérée, voire même de l'imitation erronément sélective des intentions d'un maître à l'interprétation tellement idiosyncratique. L'on eut ainsi la pénible surprise d'entendre des étudiants, généralement brillants, se concentrer à tel point sur la richesse d'étoffe sonore que les registrations de Jean Guillou proposent, qu'ils en oubliaient le moteur même de l'identité schumannienne, à savoir le rebond rythmique, la force propulsive qui irriguent toute l'oeuvre du Rhénan (qu'elle soit orchestrale ou pianistique). Or cette énergie motrice, cette fièvre rythmique sans lesquelles une interprétation de Schumann est dénaturée, sont précisément au coeur de la puissance d'impact véhiculée par Jean Guillou, dont chacun a pu entendre ces dernières années, en concert ou au disque, maints témoignages donnés dans des acoustiques diverses, et notamment celle de Saint-Eustache dont la longueur de résonance – maîtrisée par l'incisivité du jeu – ne lui fait en rien sacrifier ces traits indispensables.
Comme soucieux de ne pas plaquer ses propres interprétations sur celles des jeunes venant à lui, Jean Guillou se montra excessivement tolérant envers des Schumann désespérément lents et lourds, mais dans une certaine limite cependant : «[Les Esquisses:] Selon les acoustiques et les instruments, le tempo peut varier considérablement. Que le tempo soit très lent, cela peut s'avérer intéressant, mais il faut que cela reste " habité", et là, j'ai l'impression d'un vide entre les accords. »
« [Toujours à propos des Esquisses :] Il est bon d'utiliser les reprises pour avoir à chaque fois une diction différente».
Puis on lui fait entendre deux des Six Pièces en forme de Canon: « [4ème Canon:] Votre registration est très belle, mais pas assez riche. Le seul fait d'ajouter le hautbois donne déjà une certaine tension.
Faites en sorte que les accords d'accompagnement soient autre chose que des harmonies naïvement posées. Jouez un peu plus "à la corde".
La registration du trio ne vient pas comme quelque chose de complètement étranger à ce qui précède, mais elle sort de la même famille, en quelque sorte.
[Au retour du premier volet] Il faut que dans le tempo, il reste quelque chose de tout ce qui a précédé; essayez de donner un élan un peu plus fiévreux. Qu'il y ait toujours un mouvement fluctuant, et – je le répète – en quelque sorte fiévreux. [5ème Canon:] Vous avez là une armée de jeux en arrière-plan: c'est trop et, en même temps, cela manque de présence, de netteté. Je préconise à la main droite quelque chose de léger tandis qu'on aura une bonne fondamentale à la main gauche. Votre tempo manque de sûreté : on a l'impression que vous n'êtes pas très sûre de ce que vous allez faire. Il faut qu'on ait tout de suite quelque chose de précis.
On peut faire mieux avec moins de jeux , il faudrait qu'il y ait davantage d'opposition entre les plans. Adoptez des registrations à la fois extrêmement présentes et légères. J'ai l'impression que le tempo traîne un peu, par rapport au début. Pensez à un tempo incisif d'un bout à l'autre, qui bondisse. »

Une exécution fort indifférente de la Fantaisie et Fugue sur Ad Nos, ad salutarem undam de Liszt le pousse à reprendre la partition, page après page; s'ensuivent des commentaires éclairants de la part de celui qui, au fil d'une pénétrante interrogation de plusieurs décennies, d'une inlassable remise en question de ses propres lectures, en est devenu l'insurpassable interprète. Quelle densité de pensée, quel poids de vie, faut-il atteindre pour communiquer ce surgissement des profondeurs émotionnelles, cette remontée depuis les abysses de l'âme humaine, qui, dans l'introduction, nous étreint à l'écoute de l'interprétation de Jean Guillou ! La superficialité d'une lecture d'élève le fait réagir : «Finalement, on ne comprend pas très bien ce qui se passe. Le fait d'enfiler tous ces éléments – de surcroît, avec le crescendo –, voilà qui ne va pas du tout. Dès la première partie, un grand nombre d'éléments très différenciés sont présentés, et les premières pages contiennent tout un devenir dramatique à mettre en scène. Pour le début, il vous faut une atmosphère très sombre et plus lointaine. Cette atmosphère suppose aussi que vous donniez au public le temps de ressentir ce que vous allez dire. Puis vous pouvez passer à un autre clavier avec accouplement pour donner une registration plus nourrie.
Toute l'introduction ne fait entendre que le thème répété trois fois, entouré des commentaires de pédale: donc, tout en ouvrant progressivement, on doit rester dans la même atmosphère très sombre. Si vous ouvrez la boîte expressive, il faut que cela corresponde à un accroissement mélodique; si vous faites cela sur un accord tenu, ça n'a pas de sens.
[Puis vient un premier récitatif:] Tout cela manque de respiration; il faut vraiment que s'exprime un chanteur soliste. [À la progression d'accords sur pédale:] Pas un vrai legato, plutôt un pesante en donnant l'appui sur la croche. Le dramatisme doit déboucher sur une sorte d'appel.
[Pour le passage en arpégés:] Vous avez une registration beaucoup trop impersonnelle, il faut quelque chose de ciselé.
[Quand retentissent ce qu'on pourrait décrire comme des appels de héraut:] Tel que vous les jouez, ce sont vraiment des trompettes de cavalerie lancées à toute allure ! Non ! Il faut que ce soit déclamé sur les trompettes à nu, avec un tempo très précis. Puis doit venir une registration moins brillante: réservez-vous alors un clavier à cet effet.
[À la fin du trait de pédale en octaves décalées:] Bien legato pour garder l'intensité, mais sans ralentir car on est toujours dans la fièvre.
Maintenant, j'aimerais vous réentendre depuis le début, afin qu'on obtienne enfin quelque chose de parlant. Cette introduction est capitale: il faut donner à sentir que vont advenir des évolutions très importantes. On peut la rendre de mille manières possibles [il donne des exemples, aménageant la progression selon différentes registrations], mais il faut que ce soit construit, et selon une orchestration qui en renforce la signification.
La difficulté dans une telle oeuvre, c'est qu'elle se déroule suivant une seule courbe, et en même temps avec énormément d'évènements qui la colorent.
[Le travail se poursuit le lendemain:] Utiliser une quinte dans une registration de solo, ce n'est pas très adéquat: éventuellement une tierce chanterait mieux. La manière dont vous avez joué le récitatif central donne trop l'impression d'un arrêt dans le temps. Je disais hier que l'oeuvre doit être dessinée d'une seule courbe. Vous suscitez l'idée d'un encadrement vertical, alors qu'il faudrait la penser horizontalement.
[Au passage en arpèges de main gauche avec les répliques main droite/pédale:] La pédale en 8': elle parle d'autant mieux ici en ténor. Et articulez pour différencier l'élocution des voix: essayez de les dire mieux.
Vous compliquez inutilement les registrations : si vous voulez un timbre de hautbois, laissez-le seul, ou enrobez-le légèrement. Il en va de même avec les personnes: chacune a son caractère; vous êtes là, on vous remarque pour votre caractère; mais si vous êtes entourée de dix personnes, on ne vous remarque plus ou alors il vous faudra faire des efforts démesurés pour ressortir.
[Le grand trait de pédale :] On n' a pas compris ! Vous devez articuler, ce n'est même pas une question de tempo ; il faut le déclamer, ce trait, il ne doit pas passer comme cela...Il faut le "tenir".
[Au début de la Fugue:] Ce sont les groupes de notes qu'il faut articuler, afin que cela soit nerveux, pas boulé. Encore une fois, il y a trop de jeux dans votre progression, choisissez des timbres plus mordants, ayant du caractère.
Tout ce qui précède le dernier développement doit se jouer sur une registration intermédiaire: ici, vous avez déjà quelque chose de trop énorme.
[Le contrechant en doubles croches sur le thème de fugue:] Là encore, cela passe trop vite, cela court excessivement : prenez le temps de faire entendre les premières notes par une articulation plus perlée. Que l'on ait le temps de percevoir ce qui se passe.
On ne comprend pas pourquoi vous changez de clavier spécialement à tel endroit plutôt qu'à tel autre. Les traits en doubles croches sont trop confus : articulez !
[Après le grand déploiement précédant les dernières lignes:] Il faut qu'on ait tout à coup quelque chose de mystérieux pour les accords dans le grave, avant la péroraison. Respirez et faites le changement de registration pour poser les derniers accords. Pas de changement sur un accord tenu !
Vous devez revoir votre interprétation avec des intentions plus clairement définies».






Regards neufs sur le XXème siècle

La "cuvée" 2008 aura vu l'émergence de trois subtiles sensibilités féminines, les soeurs Nikitine et Sarah Kim, dotées de personnalités profondéments différentes mais également attachantes. Toutes trois auront apporté des regards fort pertinents sur des oeuvres majeures du siècle à peine écoulé.

Armée de ses seules intuitions pleines d'inventivité et de sa brillante technique de pianiste qui la prédispose aux pages les plus virtuoses de ce répertoire, Katherine Nikitine s'attaque aux Trois Préludes et Fugues op. 7 de Marcel Dupré. Elle orchestre audacieusement le Prélude en sol mineur, avec un excès de changements de claviers, mais, reconnaissons-le, avec un goût fort intelligemment guidé par l'analyse.
« C'est une excellente idée de faire ces changements de registration, mais on va essayer de les rendre plus constructifs; car, à ce jeu-là, la registration de base en 8'-4' devient le parent pauvre. Il faut viser à ce qu'aucun de vos plans sonores ne soit registré plus pauvrement que l'autre, afin qu'il en ressorte toute une dramaturgie répondant aux modulations. [Après lui avoir réarchitecturé ses plans sonores en repartant de ses idées à elle, il ajoute en riant:] En somme, vous ne compreniez pas bien votre propre idée. Quand on a une idée de registration, il faut lui donner une raison architecturale ».
Dans la Fugue en sol mineur, il demande « un phrasé plus ciselé, et plus de caractère, plus de présence aussi dans la registration ». Et à la fin de la Fugue: « une respiration entre chaque groupe, cela éclaircit beaucoup ».
Le lendemain, elle joue le Prélude et Fugue en fa mineur avec une belle expressivité chargée de mystère et une mélancolie très prenante ; sa vision presque tragique lui fait tirer le tempo vers la lenteur : « Il faut que vous entriez d'emblée dans un discours plus "liquide", poétique certes, mais fluide et vivant. Alors que, par la manière dont vous jouez le début, on a l'impression que vous hésitez. »
Lors de l'avant-dernier cours, elle présente le Prélude en Fugue en si majeur: « [Prélude] L'idée d'ensemble est excellente, mais la pédale est un peu écrasée. C'est très bien joué, avec une technique très précise, mais méfiez-vous de l'acoustique: cela risque d'être un peu trop rapide. Donc adoptez un tempo légèrement plus retenu. Dans le passage avec ces belles harmonies fauréennes, votre registration trop chargée en harmoniques brouille les harmonies; elle est trop brillante, choisissez quelque chose de plus nourri.
[Dans la Fugue, elle a agencé des registrations trop excentriques:] Pour utiliser un vocabulaire féminin, c'est plein de dentelles et de boutonnières. Il y a là plein d'idées, mais le public ne comprendra pas. Je ne suis pas contre votre idée de timbres solistes pour l'exposition du thème de la Fugue, mais sans lourdeur.
Après tous les divertissements, la réaffirmation du thème doit être plus puissante, et [la progression modulante] plus fiévreuse, par le rythme.
Marcel Dupré serait sans doute très surpris, probablement effrayé, même, par ces registrations, mais c'est le sort des compositeurs de ne pas maîtriser l'évolution de l'interprétation de leurs oeuvres, et après tout, c'est très bien ainsi. Puisque le destin des oeuvres les appelle à une vie nouvelle, l'essentiel est de les magnifier par tout ce qui en met en relief la composition» .

L'auteur de ces lignes, très pointilleuse quant à l'interprétation de Dupré, ajoutera que l'imagination de Katherine Nikitine, pourtant peu inscrite dans "l'orthodoxie", ne trahissait guère la musique, attirant même l'attention sur des pistes nouvelles effectivement contenues dans l'écriture (il en fut encore question lors d'une conversation ultérieure avec Jean Guillou), au contraire de tant d'autres interprétations bien plus littérales du musicien rouennais, mais tellement ennuyeuses et en cela néfastes à la diffusion de son oeuvre parmi les nouvelles générations.

Sarah Kim interprète de manière très sensible, très émouvante L'Enfant noir de Jean-Louis Florentz, sur cet orgue où le compositeur a registré toute sa musique, ainsi que le rappelle Jean Guillou qui lui ouvrait généreusement sa tribune : « Si vous faites exactement les registrations de l'auteur, cela ne peut être que bien, néanmoins... » Il avoue sa prédilection pour des timbres qui éclaircissent les registrations écrites, qui privilégient l'intelligibilité là où le compositeur recherchait un mystère évocateur venu du fin fond des paysages africains si chers à son coeur.
« Méfiez-vous des changements de registrations dans les solos. Il vaut mieux, finalement, simplifier que compliquer; si vous avez des registrations qui s'imbriquent, l'auditeur ne comprend plus. »
Et lorsque Jean Guillou dit à la jeune artiste que le compositeur disparu aurait été heureux de l'avoir pour interprète, toute personne ayant connu celui-ci ne peut que souscrire à cette affirmation.

Sarah Kim joue ensuite le deuxième volet de L'Ascension de Messiaen, Alleluias sereins d'une âme qui désire le ciel : « Non, c'est trop rapide ! Il faut que vous ayez la pulsation intérieure du phrasé, que chaque temps soit "lourdement" – si j'ose dire – à sa place afin de permettre à chacune des mesures différentes composant cette métrique de s'intégrer à la pulsation générale [il joue lui-même l'énoncé monodique, plus lent, en appuyant l'éloquence et l'intention de chaque segment de phrase]. À l'avant-dernière page, il faut animer un peu le tempo: évidemment, Messiaen jouait tout très lent, au risque, cependant, que tout se déroule sur le même plan ».
Elle enchaîne sur le troisième volet, Transports de joie d'une âme devant la gloire du Christ qui est la sienne : « [Les descentes d'accords en triolets:] Prolongez un peu le soprano pour donner le dessin des accords. Un peu plus articulé: l'orgue ne répond pas précisément, alors il faut une articulation plus marquée. [Au "Plus vif":] Il faudrait que la partie en accords se précipite un peu plus (mais pas trop !) pour que les traits en octaves parallèles ["Encore plus vif"] apparaissent comme leur suite logique. Faites en sorte que l'on en comprenne bien l'énoncé. »

Et puis, un maître qui est aussi compositeur, s'expose à se voir jouer sa propre musique. C'est un ferment d'espoir lorsque la relève passe entre des mains aussi musiciennes que les soeurs Nikitine, lesquelles, cette année, s'en partagèrent la lourde responsabilité.
Vérouchka Nikitine, très émue de jouer une si imposante partition devant le compositeur, donna d'emblée une interprétation très profonde de La Chapelle des Abîmes, Jean Guillou venant lui-même d'en livrer quinze jours auparavant, en ces mêmes lieux, une interprétation transcendante, habitée, visionnaire, qui bouleversait tout ce qu'il avait déjà dit sur sa propre partition lors de précédentes interprétations (une audition dominicale à laquelle Vérouchka n 'avait d'ailleurs pu assister, mais dont les échos rapportés l'impressionnaient encore plus) ; le compositeur salua la performance avec une sincérité sentie : « On ne peut dire que "merci". On voudrait bien avoir toujours une telle interprète ».
Il ne reprit rien à la lecture de la jeune fille (laquelle n'avait d'ailleurs pas manqué de s'imprégner du roman de Julien Gracq, préalable incontournable à toute interprétation de la partition de Jean Guillou), mais ses seules interventions appellent un regard amusé de l'observateur, en ce qu'elles trahissent les mouvements successifs et parfois contradictoires de l'interprète-compositeur reprenant sa propre musique. Il lui fit juste un peu "dégraisser" ses registrations, suivant en cela la pente que lui-même avait suivie lors de son récital du 20 Mai 2008 à Saint-Eustache : « On a toujours tort de donner trop d'indications; lors de la réédition, j'ai repris beaucoup de choses de la première édition, mais moi-même, en la rejouant, je change des détails; on peut toujours faire mieux avec moins». Ce "dégraissage" s'opérant au détriment de la puissance suggestive, Jean Guillou nous pardonnera de conseiller à Vérouchka de suivre ses intuitions initiales, en lui rappelant que le 20 Juin de cette même année 2008, le compositeur lui-même infirmait la propension du 20 Mai par de radicaux changements de registration qui emmenaient cette fois l'oeuvre vers un subjuguant déchaînement de violence intérieure.

Katherine Nikitine, elle, fascinée par une forme d'écriture "obsessionnelle" qui marque une certaine période de l'évolution de Jean Guillou, s'attaquait aux Sagas : «[ 2ème Saga:] Vous avez trop de registrations successives : on va supprimer l'inutile. Si vous prévoyez seulement deux ou trois registrations [pour les pages trépidantes], cela suffit. De toute manière, vous pouvez rester plus longtemps sur la première registration car l'écriture ajoute par elle-même. Et puis, vous jouez trop rapidement : on sait que vous pouvez jouer vite, mais on n'entend plus rien.
[Au retour des formules brèves sur les jeux solistes:] Il faut que cela surgisse dans l'acoustique de ce qui précède. Dans les solos, jouez les secondes très staccato.
Pour les dernières mesures, accélérez [afin d'arracher les dernières notes] ».
Puis Katherine livrait au compositeur sa vision de la 6ème Saga : « [avec un sourire malicieux] Je ne suis pas contre ces nouvelles registrations non prévues par l'auteur. Ayez bien un tempo constant, sans défaillance, quitte à prendre des respirations.
[Pour le motif initial :] L'accent est sur la première note, non sur la note d'aboutissement: que l'on sente bien l'élan.
[Lors du retour du motif pour la dernière section:] Il ne faut pas qu'on ait l'impression que ce soit plus lent. Tout de suite au tempo ».
Et le compositeur, une nouvelle fois touché, concluait : «Quand on écrit une oeuvre, on se demande si on aura des interprètes... Et puis, on a besoin des interprètes pour vous donner des idées. »

Les départs précipités des uns et des autres avant la date ultime faisant reposer tout le poids du concert final sur les épaules des soeurs Nikitine, seulement secondées par Matthieu Germain, les deux jeunes filles – qui projettent de fonder un duo piano et orgue auquel on prédit un grand avenir – prennent la courageuse initiative de monter en trois jours (et trois nuits, devrait-on ajouter !) la première des Danses Symphoniques de Rachmaninov dans la transcription de Jean Guillou pour orgue à 4 mains et 4 pieds. L'exploit, qui vaut d'être souligné, ouvre la perspective d'une nouvelle vie à cette magistrale adaptation qui n'avait connu d'autres interprètes que le transcripteur et Yanka Hekimova.






Du discernement en matière de transcription

Puisque nous parlons de transcription, notons que les idées personnelles de Jean Guillou en la matière ont donné l'impulsion à une sorte "d'école de la transcription". Encore convient-il d'y apporter tout le discernement nécessaire. L'ouverture d'esprit du maître lui fait accueillir des tentatives diverses et variées, mais on nous permettra d'émettre un avis partagé par d'autres personnes de l'assistance, à savoir que tout ne se prête pas à la transcription, et que telle idée de transcription peut constituer une erreur musicale, alors que dans ses propres choix de partitions à transcrire, Jean Guillou n'a jamais commis d'erreur ; à cela une raison évidente: celui-ci est compositeur, et sa lecture des oeuvres de ses prédécesseurs répond à une sûreté d'architecte, d'orchestrateur, à une inspiration même, qui fait défaut à d'autres, simples instrumentistes (même si certaines réussites, dictées par un goût raffiné, sont indéniables, telles les transcriptions de Yanka Hekimova). « Il faut vraiment apporter quelque chose qui justifie le passage à un autre instrument», dit-il. Dans certains cas, une transcription peut faire ressortir des traits appelant une mise en lumière originale, le cas le plus illustre étant l'orchestration des Tableaux d'une Exposition de Moussorgsky par Maurice Ravel; avec sa propre "orchestration organistique" des Tableaux, Jean Guillou s'est élevé aux mêmes sommets , mais c'était Ravel, mais c'est Guillou, et leur vision de compositeurs parle pour eux. D'autres cas, commis par des interprètes dénués de goût, tiennent du passage au miroir déformant, et on préfèrera les oublier. Ne regardons que ce qui mérite intérêt :
Katherine Nikitine, forte de son expérience de pianiste, se livre à un travail de transcription à l'orgue de la Méphisto-Waltz de Liszt , que l'on va voir évoluer au fil des jours, sous la direction du maître, jusqu'au concert final où elle en donnera une version fort séduisante (rappelons que Liszt lui-même reviendra plusieurs fois sur ce thème goethéen, et qu'il en donnera une version orchestrale). Mais nous sommes encore au premier jour:
« Voilà qui a vraiment l'air d'une transcription, comme lorsque des musiciens se rencontrent et se disent : on va jouer telle musique avec les instruments du bord. Il y a donc beaucoup à faire pour que votre version semble vraiment pensée pour orgue ! » .
Progressivement, Jean Guillou lui apprend à réaliser une adaptation par la mise en oeuvre conjuguée des registrations et du phrasé, autrement dit une "orchestration" entre les divers plans sonores et les divers modes de jeu qui leur sont connexes. Il l'incite aussi à ne pas s'abandonner à l'ivresse d'un " cent- jeux " au point que l'on n'entende plus ressortir certaines voix.
En revanche, il en est peut-être à faire moins ressortir : « Je ne suis pas certain que Liszt ait voulu que l'on entende autant le Dies Irae. [Avec malice] Vous voulez absolument que Méphisto chante le Dies Irae, la colère du ciel ?... ».
Katherine lui dit : « Je pensais que ce serait plus facile que de transcrire une pièce d'orchestre ». Il réplique : « Au contraire ! C'est toujours un risque de s'attaquer à une pièce pour piano. Il faut faire en sorte que, venant du piano, cela soit aussi intéressant à l'orgue et, si possible, plus encore. »






Rappel, au passage, de quelques vérités élémentaires relatives au jeu de l'orgue

Génération après génération se sont transmises (selon un cours évolutif) des méthodes de travail, savamment établies sur l'observation des réactions musculaires et sur le processus de mémorisation des réflexes cérébro-musculaires, qui ont abouti à la maîtrise et à la virtuosité inégalées des "Grands" de notre école, les Marcel Dupré, Rolande Falcinelli, Jean Guillou, et qui ont rayonné sur les meilleurs disciples issus de leur pédagogie . Ces méthodes seraient aujourd'hui contestées, nous dit-on. La décadence de l'enseignement actuel de l'orgue parle suffisamment pour que l'on ne réplique pas à de telles contestations.
Saisissons pourtant l'occasion de rappeler que ces bonnes vieilles méthodes restent l'intangible moyen d'assurer une parfaite sécurité de jeu, et de libérer la technique de l'organiste afin qu'il développe une indépendance de réflexes grâce à laquelle il exercera un contrôle sur tous les paramètres exhaussant l'éloquence du discours musical.
Chaque année, quelques élèves venus d'incertaines provenances contraignent Jean Guillou à se détourner temporairement des objectifs d'un cours d'interprétation de haut niveau, pour reposer les fondations de ce qui devrait être assimilé dès les cours préparatoires d'un cursus conservatorial sainement établi. Se greffent là-dessus quelques modes "historicisantes" dont on n'a pas fini de mesurer les ravages, et tous les ingrédients sont réunis pour susciter le savoureux dialogue que l'on rapporte ci-dessous.
Une élève présente tous les stigmates d'une désastreuse (anti-)pédagogie, elle "tape" le pédalier de trop haut et ne joue Bach qu'avec les pointes, sans parler d'une étrange manie d'enrouler les doigts inactifs de sa main gauche vers l'intérieur de la paume tandis que deux autres jouent. Le maître l'interrompt : « Je vois une chose très handicapante: c'est que vous ne jouez qu'avec les pointes. Cela vous condamne à avoir toujours le même phrasé, une sorte de demi-staccato. Or il y a beaucoup de passages où la pédale demande à être dite. Réfléchissez à cela car, en jouant ainsi, vous ne pouvez pas changer la portée expressive d'un phrasé. Et c'est un peu la même chose aux mains: vous ne pouvez pas contrôler le phrasé si vous le divisez arbitrairement entre les mains. »
Le lendemain, la même poursuit avec la Sonate en trio en ré mineur: « On ne peut pas continuer tant que vous n'aurez pas résolu ce problème de jeu de pédale seulement avec les pointes ! Vous n'arriverez à rien du point de vue du phrasé, et, de surcroît, vous êtes dans une complète insécurité car vous n'avez aucun repère sur le pédalier [il prend le parti de lui doigter la partie de pédale sur sa partition]. Il faut aussi que vous appreniez à tourner les pieds [il lui montre la rotation des chevilles] ». Il lui fait alors jouer la partie de pédale seule, avec les doigtés qu'il vient de lui indiquer, et, ajoute-t-il : « tout legato ». Il veut ensuite passer à l'application, pieds et mains ensemble. L'élève se lève alors pour reculer le banc; le maître la regarde, éberlué : « Mais que faites-vous ? Comment allez-vous jouer sur le 5ème clavier ?! ... La prochaine fois, il faut que vous me jouiez ce mouvement avec ces doigtés et tout legato. Et sachez profiter de la juste position pour éviter tout mouvement inutile ».
L'élève réplique alors: « On m'a appris à jouer la musique baroque avec les pointes ».
Le maître, soudain sarcastique: « Ah oui ?! Et si on vous disait que les organistes de l'époque n'avaient que trois doigts, vous vous couperiez les deux autres pour les imiter ?! Quel rapport avec la musique ?! ».
L'élève : « On dit qu'au temps de Bach, on n'utilisait pas les talons ».
Le maître: « On dit aussi que Bach jouait tout à fait différemment des organistes de son temps. Et Bach n'était pas un homme du XVIII ème siècle, il allait bien au-delà. Toutes ces considérations n'ont aucun rapport avec la musique. » Un autre élève tend alors sa partition et propose à sa camarade de recopier les doigtés de pédale des autres mouvements à partir de l'édition Dupré/Bornemann ("Fi donc ! Un hérétique !", diraient les tenants de l'orthodoxie baroque). Le maître approuve : « Bonne idée. Prenez les doigtés de Dupré. Il y a certes des détails que l'on peut faire différemment, mais finalement assez peu, car il mettait toujours le doigté le plus logique. C'est seulement dans ses doigtés manuels qu'il y aurait des choses à revoir, car Marcel Dupré avait tenu à concevoir des doigtés convenant à toutes les mains, même les plus petites: par conséquent, il y a des divisions de voix intermédiaires d'une main à l'autre qu'il vaut mieux éviter du point de vue musical. »

Que J.S. Bach ait élevé la technique organistique à des sommets inconnus de son temps, est attesté par les témoins les plus autorisés, à commencer par son fils Carl-Philipp-Emanuel. Compte tenu du développement qu'il a conféré aux parties de pédale dans ses oeuvres, et – ajouterons-nous – de la forme des chaussures de son temps, il semble invraisemblable que J.S. Bach n'ait pas "découvert" par lui-même les avantages et commodités du jeu pointes-talons. Rolande Falcinelli prenait souvent quelques exemples dans les traits de pédale les plus difficiles de Bach pour démontrer que l'usage du talon tombait sous le sens... et sous le pied, et se demandait alors avec une ironique inquiétude si ses confrères les plus rétrogrades ne prenaient pas l'illustre Cantor pour un demeuré !
Sur ce point comme sur bien d'autres, on pourrait aisément démontrer que les tenants de l'authenticité se trompent lourdement, d'un strict point de vue historique, et que les grands génies, à toute époque, ont eu à coeur de propulser les moyens qu'ils trouvaient à leur berceau vers des voies nouvelles. Les ramener de force vers des concepts antérieurs à leurs propres intuitions novatrices constitue donc la première des erreurs historiques.

Par ailleurs, on ne redira jamais assez combien le travail lent et tout legato assure, d'abord un jeu parfaitement "propre ", ensuite une totale sécurité de l'articulation à partir de laquelle on peut élaborer les phrasés les plus diversifiés. À un étudiant dont le jeu est encore entaché de nombreux accidents, Jean Guillou dit: « Le meilleur moyen d'éviter cela, c'est de travailler d'abord tout legato [avant que de mettre le phrasé]. Si vous voulez vraiment maîtriser cette Fugue – comme toute autre pièce, d'ailleurs –, vous travaillez très lentement chaque séquence en étant conscient de ce qui s'y passe, en dissociant chaque voix, ainsi que les phrasés et les articulations, en exagérant même ceux-ci (le legato extrêmement legato, les articulations extrêmement articulées) ; après quoi vous aurez le contrôle de ce que vous faites».
Il lui fait retravailler son articulation: « Vous sautez sur les claviers ! Tout doit être extrêmement posé. Vous jouez comme qui dirait avec les doigts en l'air. [Il lui montre comment jouer]... sans sortir du clavier. Il faut posséder les claviers, les prendre à vous. »



Un autre jour, il lui rectifie encore sa position manuelle: « On a l'impression que vous jouez avec des pattes d'araignée qui survolent le clavier; il faut au contraire rentrer dans le clavier, de même qu'il faut garder le contact avec le pédalier. On dirait que les touches sont brûlantes et que vous en avez peur ! Il faut prévoir vos gestes, même ceux rapidement effectués : or, quand on vous voit, ne serait-ce qu'appuyer sur le piston de combinaison, on a l'impression qu'il est brûlant ! Vous ne devez pas être l'homme-qui-exécute... Soyez sûr de vos gestes, cela compte aussi vis-à-vis de l'auditoire. Pensez à la concentration, à ne pas quitter la musique. On voit très bien que vous ne pensez pas assez à l'avance; votre pensée ne vous précède pas». Lors d'un autre cours, il insiste encore : « Il y a toujours ce même défaut: on a l'impression que vous ne maîtrisez pas ce que vous faites, vous jouez avant d'avoir pensé; et si vous laissez courir, vous êtes sujet à toutes sortes d'accidents ».

Même à une élève de plus haut niveau, Jean Guillou devra faire remarquer : « J'observe vos doigtés... si vous sautez ainsi avec le pouce, vous ne pouvez pas posséder votre clavier. Chez vous, rejouez ce Prélude [de Bach] tout legato car, avec vos doigtés, certes vous pouvez jouer habilement, mais c'est votre diction qui souffre du fait que vous sautez en quelque sorte sur les notes ».
L'attitude corporelle est aussi très contrôlée; une élève se voit arrêtée : « Vous avez tendance à accompagner votre jeu de mouvements [il imite des mouvements de balancier avec le torse] inutiles, et de surcroît très désagréables à voir pour le public. Le corps ne doit par intervenir, ou du moins seulement pour ce qui est essentiel. Juste votre esprit, et les doigts. »
À une autre encore : « Apprenez à corriger ce mouvement de balancier du corps par lequel vous accompagnez votre jeu: vous distrayez ainsi l'attention du public. Si vous accompagnez une inflexion expressive d'une inflexion du corps, vous donnez l'impression que l'intention expressive de la musique ne suffit pas et vous en minimisez finalement la portée. »

Nous avons vu, lors du Concerto en la mineur (Vivaldi/Bach), Jean Guillou inciter à doser subtilement les durées de notes en principe verticalement superposées, pour attirer l'oreille dans une direction donnée. Il réitère ce conseil à propos de la première Esquisse de Schumann: « Vos accords sont toujours uniformes. N'hésitez pas à prolonger de temps à autre le soprano pour mieux dessiner la ligne ». Tandis qu'il en fait la démonstration, remonte à ma mémoire ce que disait toujours Rolande Falcinelli, à savoir qu'à l'orgue, toute portée expressive résulte de trucages agogiques, d'un jeu sur les durées que le toucher imprime aux diverses notes. Il y revient encore, s'adressant à la jeune fille qui joue l'Adagio et Fugue de Mozart, «... l'Adagio schumannien de Mozart. Vous pourriez donner encore plus d'intensité à la répétition de ce dessin en séparant un peu plus les notes; à l'orgue, c'est le seul moyen que l'on ait de donner de l'expression ». Ainsi l'orgue échappe-t-il à une émission mécanique, et se pare-t-il du pouvoir de galber les inflexions du discours.

Enrichis de ces lumières qui auront, on l'espère, ouvert des fenêtres sur une manière plus pensée, plus poétique, de poser leur regard, leurs mains et leurs pieds sur les oeuvres écrites au fil des siècles, les plus mûrs de ces jeunes gens vont reprendre leur route de concertiste, et Jean Guillou leur livre un dernier conseil dicté par sa pratique personnelle:
« En concevant un programme, il faut ménager les contrastes:
en premier lieu, les tonalités;
en deuxième lieu, les contrastes dramatiques.
Pour ma part, j'aime bien les anachronismes dans les programmes: ne pas mettre les auteurs dans l'ordre chronologique. D'ailleurs, une pièce ancienne, placée après une oeuvre contemporaine, devient autre chose. »

Sylviane Falcinelli



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