Le Master-Classes di Jean Guillou a Saint-Eustache, 16-29 luglio 2007

Jean Guillou's Master-Classes at Saint-Eustache, july 16th-29th 2007

Chronique d’un enseignement…
Les Master-Classes de Jean Guillou à Saint-Eustache, 16-29 Juillet 2007

En exergue de ce "journal" livrant quelques échos d’un parcours pédagogique, il me plaît d’inscrire une anecdote révélatrice que me raconta Jean-Baptiste Monnot entre deux cours : « Le 4 Août 2005, au retour de la dernière année à Zürich, Jean Guillou avait donné un récital à Saint-Eustache, avec le Concerto en Ut Majeur de Vivaldi, l’Ad Nos de Liszt, quelques-unes de ses Sagas dont la 6ème qui m’avait beaucoup marqué. A l’issue du concert, j’avais été le voir, lui disant combien l’interprétation qu’il venait de donner de l’Ad Nos s’avérait complètement différente d’une interprétation bien antérieure - à Saint-Eustache également - qu’une amie m’avait enregistrée sur cassette lors d’une diffusion radiophonique. Jean Guillou m’avait alors répondu : "Un artiste se doit de se remettre en question. Et j’espère que la prochaine fois, ce sera bien. " » .


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D’où vient que les deux semaines d’intense travail autour de l’orgue de Saint-Eustache aient nourri les neuf inscrits au-delà de ce que permet généralement un laps de temps aussi court ? En effet, si nous nous référons à tant d’Académies d’été ou occasionnelles master-classes tenues par d’illustres pianistes ou autres instrumentistes, on peut demeurer sceptique sur le bénéfice que retirera un étudiant de quelques heures passées à jouer devant un professeur plus soucieux d’étaler son savoir devant un public mondain, tandis que les défauts constatés et l’approfondissement des partitions réclameraient le suivi pédagogique d’une persévérante année de scolarité ?

La fécondité de l’enseignement ici dispensé tient à l’engagement personnel de Jean Guillou – un homme "intense", qui ne fait rien à moitié, et habite tout ce qu’il pratique (concerts, composition, enseignement, aussi bien qu'un libre moment dévolu à sa soif de lecture ou d'écriture littéraire) !- , les trois heures et demie quotidiennes de cours étant exploitées au maximum sans une minute de pause. De surcroît, une rigoureuse surveillance du travail de l’élève porte ses fruits : loin de survoler les interprétations qui lui sont soumises, Jean Guillou ne craint pas d’interrompre toutes les trois mesures l’étudiant pour traquer les problèmes techniques, expressifs ou de registration, et labourer le moindre sillon du champ travaillé (Rolande Falcinelli procédait avec la même impitoyable exigence envers ses élèves). Ainsi avons-nous pris le parti, dans les pages qui vont suivre, de regrouper en quelques grands chapitres des préceptes et remarques dispensés jour après jour, afin d'en faire ressortir les thématiques principales.

Neuf inscrits, donc, qui présentaient une gradation assez large de niveaux, certains trahissant involontairement l’état de délabrement actuel de l’enseignement organistique, d’autres (moins nombreux…) s’avérant déjà de jeunes concertistes émérites. Marc Sacrispeyre, Marie Faucqueur, Ines Schüttengruber, Jürgen Geiger, Verouchka Nikitine, Zuzana Ferjencikova ne venaient que pour une semaine, tandis que Matthieu Germain, Etienne Walhain et Jean-Baptiste Monnot engrangeaient avidement le profit à retirer des deux semaines de cours.

Les élèves encore en phase d’apprentissage devant se soumettre à une remise en ordre de leur technique, le Maître se voyait dans l’obligation d’insister sur des principes de base (pourtant indispensables à quiconque ambitionne de s’engager dans un répertoire de haut niveau) que nous nous faisons un devoir de retranscrire ici, tant ils semblent devenus étrangers au commun des enseignants !


La tenue à l'orgue

Les témoins étrangers s’accordent à reconnaître aux grands organistes issus de « l’école Dupré » une immobilité qui concentre l’action du jeu instrumental dans le geste le plus sûr pour atteindre la virtuosité optimale. Cela passe par un contrôle qui doit s’exercer dès les premiers stades d’apprentissage. Jean Guillou traque inlassablement les défauts rédhibitoires :
« Vous avez une manière d’attaquer qui emploie des gestes inutiles. Il faut toujours rester près des claviers. Restez "dedans", mais en articulant ! Vous levez les mains au-dessus des claviers : non ! vous pourrez au contraire beaucoup mieux articuler en restant au plus près. Tandis qu’ainsi, vous perdez le contrôle.
… Veillez à corriger ce grave défaut technique : dès le début – j’ai bien vu –, vous avez commencé à jouer en bout de touches. Tandis que si vous êtes dans les touches, vous n’aurez pas à faire tous ces mouvements inutiles pour attraper les notes.
… J’aurais presque envie – mais nous n’aurons pas le temps cette semaine – de vous demander de retravailler tout ce Prélude [le Ré mineur de Bach] entièrement legato en surveillant vos gestes et votre articulation. Quoi que vous jouiez, je vois une espèce de danse de la main : il faut que vous vous habituiez à jouer avec la main la plus calme possible. [Il fait travailler les bons doigtés tout legato] Essayez maintenant une légère articulation staccato sans plus bouger la main : il faut que vous gardiez exactement les mêmes gestes. [L’élève ne peut encore y parvenir] Non ! ne commencez pas à « danser » sur le clavier. Vous devriez être conscient des gestes que vous allez faire, à l’avance, pour maîtriser tout, sinon la main s’en va au hasard. [Il lui fait jouer une gamme de Ré Majeur] Voyez, il y a toujours des gestes inutiles ; le pouce n’a pas à aller là ; [il lui maintient le poignet pour le contraindre à ne pas tressauter n’importe comment] le pouce doit voyager de gauche à droite, pas la main.
…Vos grandes mains ne servent à rien si vous ne travaillez pas les écartements.
… [A plusieurs reprises, il incite les élèves à travailler lentement, fragment par fragment, et sur des pièces simples. Il leur recommande, pour surveiller leur jeu, de reprendre l’Orgelbüchlein] Pour corriger votre tenue de clavier, il faut des choses simples à jouer.
…Retravaillez en surveillant vos gestes : vous verrez que cela changera la musique même. La musique ne peut exister que si le corps humain est là pour apporter le contrôle.
…Encore une fois, votre tenue au clavier : on a l’impression que vous vous servez du clavier comme d’un outil à faire marcher. Il faut vous l’approprier… en allant dedans.
…[Pour réformer une technique de pédale raide, ou mue par le genou, il incite à jouer au contact le plus rapproché du pédalier.] Que ce soit à la pédale ou aux claviers, si vous travaillez tout legato, vous pourrez ensuite jouer staccato. Tandis que, sans cette méthode, vous aurez un staccato manquant de sûreté [sicherheit].
…[Pendant que l’élève joue le trait de pédale de la Toccata en Fa, il lui fait dégager les mains du banc :] Il n’y a rien de plus balourd pour le public que de voir l’organiste s’accrocher au banc.
…[Pour la bonne attitude par rapport au pédalier] C’est un principe que l’on donne aux débutants, mais qu’il ne faut jamais perdre de vue : toujours les genoux joints, cela vous aide à vous tenir. De temps à autre, vos pieds errent encore entre les touches : il y a un bon moyen de savoir où vous êtes, c’est de garder les pieds au contact des touches noires. Ainsi, vous saurez toujours où vous êtes. Gardez le contact avec les touches ! Même si vous jouez staccato. »

Il est de bon ton, aujourd’hui, de dénigrer les éditions pédagogiques de Marcel Dupré (lequel a tout de même formé les plus grands organistes français, et fait avancer à pas de géant à la virtuosité organistique, arguments négligeables à en croire de soi-disant pédagogues incapables d’atteindre un tel niveau). Ne craignant pas de passer pour un hérétique (mais l’Histoire a prouvé que, souvent, la postérité donne raison aux hérétiques), Jean Guillou enseigne volontiers sur ces éditions qu’il qualifie de « trésor inestimable »; lui-même n'hésite guère à les utiliser encore pour son travail personnel, tant le texte s'avérait établi selon de sérieuses références (le volume César Franck excepté, mais les volumes Bach reprenaient l’ancienne Bach-Gesellschaft) . Pourtant, avec inconséquence, les professeurs actuels brouillent les repères d’élèves incomplètement formés en les contraignant à des doigtés baroques, au demeurant étendus fort au-delà des musiques auxquelles on devrait en limiter l’éventuelle application. Cela n'induit pas que les doigtés écrits par Dupré doivent être respectés comme lettre d’évangile, tout doigté étant susceptible d’adaptation aux morphologies particulières ; néanmoins, un élève en cours de formation n’ayant pas une réflexion suffisante pour se projeter vers un stade ultérieur d’application des gestes les plus rationnels, ces doigtés mûrement pensés lui évitent bien des tâtonnements et maladresses.

Jean Guillou s’irrite de divagations anarchiques :
« Pourquoi faites-vous des doigtés invraisemblables qui vous obligent à ces croisements de doigts ?! Vous avez l’édition de Dupré : pourquoi ne prenez-vous pas les doigtés de Dupré ?! Il avait bien réfléchi, vous savez !!
[…] Je voudrais vraiment vous forcer à faire les doigtés de Dupré. Et aussi à travailler legato. Si vous jouez tout legato, vous serez sûr de vos doigtés, et après vous ferez l’articulation que vous voudrez ».

Un étudiant s’étant, trop prématurément, attaqué au finale d’Hypérion, Jean Guillou lui fait retravailler lentement le début, en lui guidant le poignet pour contrôler la position de la main et en surveillant la souplesse de toutes les articulations. Lors du cours suivant, l’élève joue encore du bras, et le Maître l'aide à se concentrer sur la nécessaire souplesse du poignet : «Vous verrez alors que vous le jouerez beaucoup plus facilement. Actuellement, vous dépensez une énergie ! [Et il ajoute en riant :] Il faut être paresseux. Au fond, le meilleur instrumentiste, c’est celui qui cherche au maximum à produire ses gestes avec le minimum d’efforts. »

Un dialogue avec Verouchka Nikitine – déjà concertiste, elle – prolonge de manière révélatrice et à un niveau supérieur le sens pédagogique des principes inculqués aux plus inexpérimentés : « Votre corps est beaucoup trop lié à ce que vous voulez exprimer. Il faut être impassible en disant beaucoup avec les doigts. Tant que votre corps participera trop, il ôtera de la liberté aux doigts. De plus, pour le public, cela sera beaucoup plus convaincant. [Verouchka fait alors remarquer que c’est la pratique du piano qui pousse à bouger le corps. Jean Guillou la regarde, interloqué, et proteste que les grands pianistes sont impassibles. Verouchka conclut : « Encore faut-il être un grand pianiste ».] C’est vous qui décidez de quelle partie du corps joue. Le fait qu’une autre partie du corps "acquiesce", c’est déjà trop. Vous n’avez pas besoin d’être votre propre public». Les deux interlocuteurs procédaient en fait de logiques différentes : il est vrai que de nombreux pianistes impliquent le corps, commandent l’attaque depuis le bras, l’épaule, les muscles du dos. Mais des virtuoses issus d'autres horizons - vers lesquels, on le sait, penchent les affinités de Jean Guillou – affichent effectivement une totale impassibilité : Vladimir Horowitz, Alexis Weissenberg, Maurizio Pollini, Martha Argerich, pour ne pas même remonter jusqu'à Rachmaninov et Prokofiev, modèles d'imperturbabilité…



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La pensée agissante

Jour après jour, cette chasse aux gestes inutiles se poursuit chez les élèves de niveau moyen (Rolande Falcinelli le disait bien : « L’enseignement, hélas, consiste pour une part à radoter ! »), et débouche sur une pensée du jeu qui doit gouverner l’action physique :
« Ne bougez pas : restez "dedans", dans les touches, vous avez tout à portée des doigts ! Je vois d’étranges tremblements, des allées et venues. Je vous vois trembler entre une note et une autre, ce qui signifie que vous ne savez pas le geste que vous allez faire. Ne vous jetez pas sur les accords avant de savoir ce que vous allez faire. Il faut que vous retravailliez en pensant tout, pas seulement les notes, mais aussi les gestes que vous allez faire pour les obtenir. Que la moindre note soit pensée à l’avance. Quand vous jouez le Do, il faut que vous pensiez au Mi qui vient ensuite… En réalité, quand vous jouez le Do, il faut que vous pensiez à la mesure suivante !
… Vous ne pensez pas avant de jouer ! Il faut que l’auditeur sente ce que vous allez jouer. Il faut toujours que la pensée soit 2 ou 3 temps avant de jouer.
… On doit sentir que votre pensée est là, à l’intérieur des claviers si j’ose dire, et ne quitte pas une seule note.
… Si vous ne contrôlez pas tout, vous savez, le public le sent, il sent une insécurité.
…Vous devez exercer votre contrôle sur les gestes, ce qui n’est pas le cas ! Vous jouez par habitude, ce qui est la pire des choses.
[Au fil des jours, il reviendra sur cette horreur d’une mécanique routinière]
… J’ai l’impression que c’est l’habitude qui marche ! Il ne faut jamais jouer par habitude. Il faut que ce soit nouveau pour vous à chaque fois.
… Il ne faut surtout pas d’habitudes en musique, ni en art de manière générale.
… Il faut pendant ce cours que vous arriviez à jouer consciemment.
… Ce n’est pas aux doigts de commander. C’est vous qui décidez de ce que vous allez jouer. Cela implique aussi que vous fassiez sérieusement de l’harmonie et du contrepoint pour savoir ce que signifie l’accord que vous allez jouer.
…Il faut que vous soyez le maître de votre jeu, sans qu’il y ait la moindre fièvre inutile».

Il ne cache pas son agacement lorsqu'un élève interrompt le discours musical pour corriger une erreur (« Ce sont des tics qu'ont les élèves, de reprendre quand ils se trompent: j'ai horreur de ces bégaiements ! », me dira-t-il plus tard): « On ne bégaye pas en musique : dès que vous commencez, vous dites quelque chose. Ce qu’il faut, c’est bien décider du phrasé dans tous ses détails ».



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De la diction d’un texte et de quelques desseins d’interprétation

On en vient alors à ce qui modèle l’éloquence d’un texte musical, et les comparaisons qui lui viennent à l’esprit renvoient à la manière de faire porter un texte au théâtre (n’oublions pas que dans son inspiration de compositeur, Jean Guillou parle volontiers en termes de dramaturgie).

Il s’attache régulièrement à requérir une articulation claire aux mains et à la pédale, ce qui permettra de savoir dire une phrase.
« Il faut que ce Prélude de Bach soit "dit" comme un acteur dirait des vers de Racine.
…Dans l’écriture de son théâtre, Racine avait conçu ses ponctuations (celles d’origine, que l’on a corrigées dans les éditions postérieures) en fonction des respirations qu’il voulait indiquer aux acteurs jouant le texte. Il semble que les compositeurs n’aient pas repris ce principe de prévoir des phrasés d’interprétation. On voit des liaisons d’usage, sur un groupe de mesures, mais pas ce genre de phrasés incitant à l’articulation du discours musical ».

Il les conduit à analyser le discours individuel des voix, dans une polyphonie de Bach : « Je conseille à tous les élèves de travailler L’Offrande Musicale, car, outre la joie d’évoluer dans une merveilleuse musique, ils en tirent profit pour étudier l’indépendance des voix. [Dans la Sonate en Trio :] les pieds sont une bouche, la main droite et la main gauche sont deux autres bouches, et chacune doit dire son texte ».

Il leur apprend à personnaliser le phrasé d’un thème pour en faire un personnage que le public reconnaîtra quand il réapparaîtra : « Il faut l’identifier ».

L'éloquence prend appui sur ce qui relance le discours, et l'interprète doit savoir mettre en valeur ces appuis ; ainsi souligne-t-il l’inflexion expressive propulsant une phrase à partir du temps faible : « Le génie de Bach est justement de donner tant d’expression à partir des temps faibles ».

Souvent, il se comporte en chef d’orchestre passionné, conduisant d’une main démonstrative et d’un bras généreux le tracé du discours qu’il veut faire dessiner à l’élève. Son geste déploie le cheminement d’une voix, souligne l’incidence d’un phrasé à ne pas occulter.

À plusieurs reprises, il incite à « exagérer » (avec goût et discernement, s’entend!) le poids expressif d’un phrasé ou l’articulation du toucher : pour dangereux qu’il soit (car de jeunes esprits peuvent n’en suivre que la lettre et sombrer dans la caricature), le conseil rejoint Vladimir Horowitz qui recommandait précisément, pour faire porter une intention jusqu’au dernier spectateur de la salle, d’« exagérer ».
« …Exagérez l’articulation de votre main gauche, parce que la traction répond très mal ; sinon c’est confus .
... [Dans le 1er mouvement de la 2ème Symphonie de Vierne] Je fais comme dans la musique baroque, j’exagère le rythme, je fais presque des triples croches ».

La question du rythme et du tempo est une autre valeur cardinale de l'éloquence musicale, et bien des organistes passent à côté de cette manière de communiquer la force intérieure d'une oeuvre sur un instrument dont on ne modèle pas le son comme au piano ou au violon, et où l'agogique s'avère de première importance pour influer sur la portée expressive du discours. Bien qu'évoluant selon des esthétiques bien différentes, les musiques de Marcel Dupré et de Jean Guillou appellent tout particulièrement une énergie rythmique investie d'un rôle primordial dans la puissance de l'architecture : motorique implacable chez le premier (on oublie trop souvent que Dupré est contemporain d'une époque où la "motorik", influencée par la fièvre du machinisme naissant, dictait sa loi aux musiciens de l'entre-deux-guerres: des russes Prokofiev ou Mossolov, à l'Américain Antheil), "vitalisme" aussi cravachant qu'inapaisable chez le second. Ces caractéristiques de tempérament ont influencé leur jeu respectif d'interprètes, et gouvernent le relief à donner à ce paramètre.

Par exemple, si Jean Guillou invite à rechercher le lyrisme et l’intimité du chant, dans le Prélude en Si mineur de Bach, cela ne doit pas être au détriment de la force sous-jacente; ainsi revient « la question du rythme intérieur : il faut que vous la sentiez, que vous posiez en vous-même les termes du discours ».
Ou dans la Toccata en Fa de Bach: « Le phrasé s’est affirmé entre deux, mais au début ce n’était pas très précis. Il faut décider. Essayez d’affirmer le rythme : vous jouez gentiment, comme une pavane ! Vous jouez "joli", il faut affirmer la force rythmique ».

Jean Guillou tient aussi à ce que les étudiants conservent l’homogénéité rigoureuse d’un tempo au sein d’une pièce (toujours le contrôle!). Il lutte contre les tempi qui changent en cours de route, qui échappent à la vigilance de l’organiste : plus d’une fois, quand l’élève est parvenu à la fin d’une pièce, il lui dit : « Et maintenant, rejouez le début », pour lui faire prendre conscience que son tempo a subi un notable glissement (dans un sens ou dans un autre). « Il faut qu’on sente le chef d’orchestre en vous ».

Il insiste sur la nécessité d’ « un Tempo unique, c’est-à-dire une respiration unique à travers une œuvre qui a diverses séquences ».
Il en ressort que l'interprète doit savoir allier la précision du rythme à l’éloquence du "dire": « Ayez un tempo plus fort : il ne faut pas aller tantôt plus lent, tantôt plus vite, sans savoir où l’on va ».

Tout a un sens, dans l'admirable élaboration du discours de J.S. Bach, et le Maître exhorte les jeunes artistes à ne rien abandonner à la superficialité; l'analyse doit donc guider leur pas, pour que s'épanouissent les éléments vecteurs d'émotion.
Par exemple, « pour moi, la Fugue Dorienne est de la musique de chambre, où on peut isoler des éléments solistes.
... [À propos du Prélude en Ré Majeur :] Il ne faut pas que ce soit ludique , ce doit être lyrique, limpide.
...[Il fait rééquilibrer la registration du 1er mouvement de la 1ère Sonate en Trio de Bach :] Il faut quelque chose qui chante mais qui ne capte pas l’oreille de façon dramatique, au point d’empêcher l’auditeur de goûter la polyphonie.
Il faut être capable de jouer un phrasé complètement différent à chacune des deux mains, que chaque voix dise ce qu’elle a à dire avec sa personnalité.
...On a trop l’habitude de pointer systématiquement les sauts d’octaves, alors qu’il y a de nombreux cas où ils ont une fonction lyrique ».

Cette recherche de lyrisme le conduit à approuver la subjectivité de l'engagement personnel des meilleurs parmi ces jeunes artistes. On sait combien Jean Guillou revendique ce droit à l'implication individuelle de l'interprète, en vertu du fait que tout historicisme est voué à l'échec, notre réceptivité et notre sensibilité étant conditionnées par les siècles d'évolution musicale écoulés depuis les compositeurs d'autrefois: « Depuis Bach, nos oreilles ont assimilé Wagner, Mahler, Schönberg, Stravinsky, etc..., et – qu'on le veuille ou non – elles ne peuvent plus recevoir la musique de la même manière que les contemporains de Bach ». Pour que parlent à la sensibilité de nos contemporains des oeuvres venues à nous par-delà les temps, il lui semble stérile de nier notre dimension vivante d'hommes et de femmes agissant au sein de notre époque. Ainsi, quand Jean-Baptiste Monnot romantise - avec une belle émotion, d’ailleurs – la Fantaisie en ut mineur de Bach, il salue avec une estime non dissimulée (la touche de mise en garde ramenant juste le jeune homme au point d'équilibre) les voies ouvertes par une pensée originale : « Il est rassurant d’entendre ainsi repensée l’interprétation de Bach, qui a encore de beaux jours devant elle. Cependant, attention qu’à force d’expression intérieure, vous n’en veniez à un tempo mahlerien ».

Un autre jour, applaudissant les deux interprétations, aussi belles que différentes, de sa version syncrétique du B-A-C-H de Liszt par Zuzana Ferjencikova et par Jean-Baptiste Monnot, il consacre la validité de la diversité dans les interprétations, et ajoute : « C’est pourquoi la notion de concours musicaux est aberrante ».

L'analyse mélodique le conduit à différencier l'expressivité de Bach du côté décoratif prévalant dans la musique française baroque (Rolande Falcinelli défendait exactement le même point de vue) : « Bach n’a jamais fait d’ornement pour l’ornementation ». Relisant ses propos le 31 Juillet, Jean Guillou ajoutera ce commentaire:
« Dans les cas où Bach a repris des partitions de sa jeunesse pour les améliorer, il a souvent supprimé ou simplifié des ornements, à moins qu'il ne leur donne une signification expressive qui les intègre à l'écriture même. Si nous prenons le plus orné des Chorals de la Clavier-Übung, le Vater unser (Cantus firmus en canon), nous y lisons des groupes de notes qui font partie de la mélodie, et qui ne relèvent plus de l'ornementation. Alors, quand certains interprètes – pour se différencier des autres – jouent Bach en rajoutant des ornements, sous prétexte que, dans sa jeunesse, il a beaucoup lu la musique française, ils vont à l'encontre du style même ».

D'autres remarques, délivrées au fil des partitions présentées par les étudiants, relèvent d'un même souci de cohérence expressive:
« Cette Fugue en Si mineur [BWV 544], je l’appelle "ophidienne" parce qu’on dirait un serpent qui se déroule. J. S. Bach ne serait peut-être pas très content que l’on parle de cette antique religion ophidienne à propos de sa musique, car c’était une religion qui prenait le serpent se déroulant, se mordant la queue, comme image du cercle parfait représentant le monde. Ici, c’est le cas, il faut décrire ce cercle parfait par un legato absolu qui se déroule .
...[À propos d'une variation centrale de Weinen, Klagen, de Liszt] Il ne faut pas que l’on ait l’impression d’entendre des arpèges, ou une sorte d’ornementation : tout doit rester expressif.
... [Il décrit le 1er Choral de Franck comme] Un chant qui doit dire tout son poème. On devrait jouer le chant tout seul, et en déduire ce que doit dire l’accompagnement».

On notera avec une certaine inquiétude que la jeune génération a tendance à traiter la musique française du premier XX ème siècle (Dupré, Duruflé) comme un joli tapis sonore de fond, lui ôtant de son caractère. Lorsqu'une Autrichienne présente les Préludes et Fugues en Sol mineur et en Fa mineur de l’op. 7 de Dupré, Jean Guillou commence par lui faire remarquer que le compositeur a écrit d’autres Préludes et Fugues, l’op. 36, tellement plus intéressants . Puis, ayant avec élégance rendu hommage à Rolande Falcinelli considérée comme une référence en matière d'interprétation de Dupré , il incite l'étudiante à jouer le Prélude en Sol mineur « plus articulé », rappelant le jeu précis et perlé de la disparue (irritée par l'obstination de ses collègues à ne jouer que l'op.7, et personnellement engagée en faveur de l'op. 36, celle-ci tenait d'ailleurs les mêmes propos que son cadet quant aux deux recueils de Préludes et Fugues!).

Autre piège dans lequel tombent tant de (mauvais) interprètes de Dupré: des tempi trop lents, ... le compositeur étant parfois coupable (comme bien d'autres de ses congénères, mais il y aurait un livre à écrire sur le sujet !), en raison d'indications métronomiques rajoutées a posteriori, et complètement déconnectées du caractère réel des pièces et de ses propres interprétations ! Sa fille Marguerite Dupré ou Rolande Falcinelli savaient passer outre, comme l'attestent des documents écrits ou sonores datant du vivant du compositeur, mais d'autres s'en tiennent à la lettre, sans expérience du style. C'est donc tout naturellement que Jean Guillou invitera l'élève à jouer le Prélude en Fa mineur plus « fliessend », et à bien mettre en valeur l'enchevêtrement des répliques de la polyphonie si intriquée de la Fugue.

Etienne Walhain présentant plusieurs extraits des Jeux d’orgue de Jean Guillou, le compositeur en profite pour donner quelques conseils que noteront tous les interprètes de ce recueil: « [Concernant les trémolos de Au miroir des Flûtes:] Vos trilles sont trop "civilisés", trop ordonnés, il faut que ce soit un embrouillaminis.
[Concernant Tutti ostinati, où le mouvement métronomique ne doit être qu'indicatif:] Le tempo peut être très variable selon l’acoustique du lieu. Au Dôme de Florence, où il y a plus de 10 secondes de réverbération, vous pouvez le jouer très lent. Mais si vous jouez sur un orgue néo-baroque dans une petite église, vous pouvez le jouer assez vite, car cela ne soutiendrait pas le tempo lent.
Quand vous le jouez lentement, il faut accentuer la sécheresse du staccato ».



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L'art de la registration

C'est là une dimension coloristique qui, on le sait, distingue " l'école Guillou ". Alain Cartayrade, venu assister à plusieurs des cours, pourra dire que le travail mené avec les jeunes les plus avancés tient du cours d'orchestration appliqué à l'orgue.

De fait, le Maître trace souvent des analogies avec les instruments de l’orchestre : il invoque, là le chant des violoncelles, ailleurs le renfort des contrebasses ; dans les transcriptions de Concertos de Vivaldi par Bach, il aime que l’on fasse sentir « les coups d’archet ».

L'évocation peut prendre un tour plus inattendu: « [Au moment des fanfares de l’Ad Nos :] Prenez plus votre temps : il faut que ce soit vraisemblable, que les trompettistes aient le temps d’attaquer ».
Maurice Duruflé était un élève de Paul Dukas, ne l'oublions pas: «Dans cette œuvre [le Scherzo], il y a une orchestration sous-jacente. D’ailleurs, il pensait plus ou moins orchestre, et il faut recréer cela ».
« [Faisant rajouter des fonds dans le 1er mouvt de la 2ème Symphonie de Vierne] Moi, ça me manque de ne pas entendre tout l’orchestre à cordes pour le 2ème thème. On n’a pas à tenir compte des indications de claviers de Vierne, qui correspondaient à son époque, et surtout à son orgue de Notre-Dame. Or malheureusement, on ne peut plus entendre aujourd’hui le grand Récit de Cavaillé-Coll ». Relisant ce passage, Jean Guillou commentera: «Jusqu'à Marcel Dupré inclus, les compositeurs pensaient claviers – parce que ceux-ci traduisaient une dynamique – , au lieu de penser timbres, où que l'on trouve lesdits timbres. G.O., Pos., R. (ce dernier avec ses anches enfermées dans la boîte expressive) représentaient des paliers pour un crescendo ou decrescendo. Finalement, toutes les registrations écrites par les générations post-romantiques ont été conçues en fonction des plans sonores de Cavaillé-Coll ».

La même revendication reviendra lorsqu'un autre élève présentera l’Adagio de la 3ème Symphonie de Vierne: « Vous êtes bien économe de Fonds ! Il faut qu’on ait toute l’ampleur des Fonds. Et plus large, ce qui ne veut pas dire plus lent : mais tirez sur les valeurs longues ».

Il est temps d'évoquer ici une problématique que l'on ne peut éluder lorsque l'on écoute les élèves de Jean Guillou. Et de ces observations, j'ai voulu parler en toute sincérité avec le Maître lui-même, lequel a rebondi sur l'argument et l'a en quelque sorte confirmé. Manifestement (trop manifestement...), les étudiants tentent d’imiter la palette sonore de leur maître et cherchent à recréer son art de coloriste dans la polychromie des registrations. Mais, outre le fait que l’original vaut toujours mieux que la copie, la recherche de détails leur fait parfois perdre la vue d’ensemble de l’architecture. Or ces jeunes imitent certains aspects empruntés inconsidérément à diverses périodes du parcours de Jean Guillou, lequel a traversé des phases "expérimentales" que la maturité l'a conduit à dépasser ou à homogénéiser au sein d'une lecture à la sagacité plus pénétrante. Aujourd'hui, la pensée de Jean Guillou se décante de manière sensible, tirant les leçons d’un compagnonnage de plusieurs décennies avec les grandes œuvres du répertoire ; il en résulte une hauteur de vue qu’une insatiable quête a conduit sur des chemins élaguant le superflu: «Pour moi, la registration est quelque chose de tellement sensible, de tellement instinctif, que je n'ai jamais décidé à l'avance de ce que je vais faire lors d'un concert. Même sur un orgue que je connais par coeur comme Saint-Eustache, je décide sur le moment et je change par rapport à ce que j'avais fait auparavant. Pour moi, la registration n'est pas un art raisonnable. Mais, c'est vrai, je me suis aperçu que l'on peut obtenir une couleur particulière avec des moyens beaucoup plus simples que ceux que je mettais en oeuvre par le passé. On peut obtenir le timbre désiré avec peu de jeux. Par exemple, un mélange que j'aurais fait autrefois avec cinq jeux de fonds et cinq jeux de mutations, je m'aperçois aujourd'hui qu'avec seulement trois fonds et deux mutations, j'obtiens un caractère plus accusé. Sur un grand instrument, on peut même obtenir la puissance de l'orgue avec un emploi limité des jeux brillants, parce que les effets s'annulent, notamment en raison de l'accumulation des harmoniques qui en viendrait à nuire au caractère requis. En fait, on peut obtenir une puissance maximale avec seulement les deux tiers de l'orgue ».

Par conséquent, c'est toute cette expérience, décantée, exhaussée par une vision dégageant l’essentiel, qu'il transmet aux jeunes, encore attachés à l'écume des séductions les plus immédiates. Croyant être rentrés dans les arcanes d'une esthétique bien reconnaissable, ils se voient fréquemment rappelés à l'ordre, invités à ne pas casser la « pureté », un mot qui revient souvent dans la bouche du Maître, aujourd'hui. Il combat les registrations excessives, qui altèrent la clarté du discours. C’est manifeste, par exemple, quand il critique un brillant élève pour avoir trop morcelé ses phrases et fait des maniérismes : « Maintenant, on va voir comment éviter de passer du Baroque au Rococo ! », dit-il avec une pointe d'ironie.
Faisant alléger à un autre étudiant une registration vivaldienne qu'il trouve « trop riche » , il requiert une nouvelle fois plus de « pureté ».

À une jeune fille jouant le Final de la 2ème Symphonie de Vierne au détriment de la puissance architecturale, il dit: «Je ne sais pas si je vais blesser quelqu’un en disant cela, mais c’est une interprétation très féminine ; on dirait que vous faites de la broderie ! À force de recherche de détails, on perd la vision d’ensemble, la dynamique du mouvement. Vous faites une dépense de combinaisons – remarquez, je n’ai rien contre – par moments inutile ! ».

Un autre élève, mâle celui-là, s'attirera le même reproche dans l'Ad Nos de Liszt: «Vos registrations font un peu miniatures, on a l’impression que vous faites de jolies broderies : il faut garder le dramatisme. Dans ce genre d’œuvres, il faut faire attention de ne pas peindre par moments à l’aquarelle ou au pastel, car cela ne tient pas par rapport à la peinture à l’huile que vous faites autour ». Et pour registrer l'exposition de la Fugue, il réclame : «quelque chose d’un peu menaçant, et de mystérieux. »

Dans Weinen, Klagen, encore, il fait la chasse « aux registrations trop décoratives, aux articulations trop ludiques ». Lors d’un solo « tellement dénudé, mais intense », il demande « une registration plus déclamée ».

Lors du récit de trompette dans le Troisième Choral de Franck: « Vous employez une registration trop gentille, trop aimable : il faut que ce soit… même pas déclamé, mais clamé. On a là quelque chose d’intense ».

[Dans la Fugue en Ré Majeur de Bach:] « Il faut enrichir la registration tout en gardant l’acuité ».

« N'oubliez pas qu’à l’orgue, l’addition des jeux n’est bonne que si chacun apporte quelque chose à l’autre. Vous avez prévu une addition écrasante de principaux de 8’, de 4’, etc., alors tout cela s’annule ».

Quelques considérations de détail ajoutent une touche complémentaire :
« [Dans la Fantaisie et Fugue sur BACH de Liszt:] On a très peu l’occasion d’utiliser un Cornet dans le grave, alors que je trouve que c’est ce qu’il y a de plus beau.
... [À propos du 1er Canon de Schumann] Il faut toujours penser que, lorsqu’on est dans le grave, on a besoin d’une registration plus consistante que dans l’aigu. Dans l’aigu, on entend toujours ».
Quand une registration agresse, il emploie souvent le mot « cruel »: « Il n’y a rien de plus cruel qu’un Prestant de 4’ : [en écartant d’un air comique le col de sa chemise] c’est l’eau froide qui coule dans le dos ».

Alors vient la morale de l'histoire:
« On ne peut pas donner de principe… - on ne peut d’ailleurs jamais donner de principes en général, pour les registrations ».
« La registration, les changements de claviers, c’est la mise en scène du texte, mais mise en scène au sens le plus profond : c’est-à-dire que cela fait partie du texte.
Et dans cette mise en scène, il faut aussi qu’il y ait le temps de la respiration, le temps du geste ».



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Le 29 Juillet, un concert-fleuve de deux heures et demie laissait s'exprimer six des étudiants, réservant une place particulière aux quatre personnalités dominantes. S'affirmaient au tout premier plan deux concertistes à l'étoffe musicale particulièrement riche et sensible, à la technique magistrale, au pouvoir de communication chaleureux.

Jean-Baptiste Monnot, le jeune prodige de l'école française auquel on prédit le plus grand avenir (il n'atteignait 23 ans que quelques jours après la clôture des cours), aura présenté en deux semaines – et interprété avec une maturité stupéfiante, littéralement en train de s'épanouir sous nos yeux et de se libérer– : la Toccata et Fugue Dorienne, la Fantaisie et Fugue en ut mineur de Bach, un Concerto de Vivaldi transcrit par Bach, sa propre transcription d’un Prélude pour piano de Scriabine, les trois grands Liszt (Fantaisie et Fugue sur B-A-C-H de Liszt dans la version syncrétique de Jean Guillou, Variations sur Weinen, Klagen, puis Ad Nos ad Salutarem undam), le 1er Choral de Franck, le 1er mouvement de la Symphonie n°2 de Vierne (par ailleurs travaillée entièrement), la 6ème Saga de Jean Guillou, le Scherzo de la Symphonie Pathétique de Tchaïkovsky dans la transcription de Jean Guillou, enfin l’Adagio et Fugue de Mozart, et, le dernier jour, trois extraits de L’Offrande Musicale. Il a en lui ce qui ne s'apprend pas: l'art de faire chanter un orgue. La sincérité du jeune homme, servie par des moyens d'une virtuosité confondante (il joue depuis l'âge de 18 ans le Scherzo de la Pathétique, dans la version initiale de Jean Guillou, encore plus périlleuse que l'édition Schott) mais jamais gratuite, éclate dans tout ce qu'il fait, laissant augurer un authentique parcours d'approfondissement. Sa route sera certainement jonchée des chausse-trapes que ne manquera pas de lui aménager la cohorte des "bien-pensants", mais il est visiblement investi par la musique, et l'on souhaite que rien ne lui fasse perdre cet engagement qui émane de son jeu.

La Slovaque Zuzana Ferjencikova, interprète confirmée de la Ballade Ossianique n°1 "Temora" de Jean Guillou et de la Fantaisie et Fugue sur B-A-C-H de Liszt dans la version syncrétique du même Jean Guillou (où brillait sa belle technique pianistique), s'impose comme une concertiste aguerrie, maîtrisant l'éloquence dramatique des vastes fresques.

Pour compléter ce qu'il serait hasardeux de décrire comme un podium, le Belge Etienne Walhain montrait les diverses facettes de son talent: il sait les artifices permettant de briller, mais l'on souhaite qu'il ne s'arrête pas à sa virtuosité et à son élégance accrocheuse, car dans la grande ductilité avec laquelle il conduisait deux émouvants Chorals de Brahms (épreuve où plus d'un organiste se casse le nez !), il révélait sa réelle musicalité; on espère donc le voir mettre (aussi) en avant ces vertus plus intimes.

Les Trois Mousquetaires se devant d'être quatre, comme chacun sait, Verouchka Nikitine apportait sa délicate sensibilité à cette jeune garde des disciples de Jean Guillou. Aimant à ciseler les pièces brèves, elle devra se confronter au souffle des grandes formes pour développer l'impact de sa personnalité attachante.

On peut juste s'alarmer que la prestigieuse école française des compositeurs-improvisateurs-interprètes soit aujourd'hui en voie d'extinction, que Jean Guillou en soit l'ultime grande stature créatrice, et que la relève des brillants interprètes du futur échoie à des artistes qui ne sont plus compositeurs-improvisateurs.

Comme pour affirmer cette dichotomie, Jean Guillou transcendait l'audition et les Messes des Dimanches 22 et 29 Juillet: le 22, il donnait des extraits de ses Jeux d'orgue, puis déchaînait dans ses Scènes d'enfant un feu sauvage, d'une puissance démiurgique qui l'investissait tout entier et faisait oublier la matérialité du vecteur instrumental pour nous entraîner dans des embrasements visionnaires. À ces jeunes réunis autour de lui à la tribune, galvanisé par leur fraîcheur dont il aime encourager l'épanouissement, il livrait le message d'improvisations à l'impétuosité sans cesse renouvelée, manifestant indéfectiblement qu'il reste le Grand, celui qui défriche la voie et stimule l'imagination de ses cadets.


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Après avoir ouvert cette chronique par une touche personnelle émanant de Jean-Baptiste Monnot, qu'on me permette de la refermer sur une autre touche personnelle. En conclusion de cette chronique, j'avais inscrit une phrase prononcée par Jean Guillou lors de sa présentation du concert des élèves, le 29 Juillet: « Qu'est-ce que la pédagogie, sinon prendre quelqu'un avec soi et l'emmener le plus loin possible sur le chemin que l'on croit le meilleur... ». Relisant sa phrase deux jours plus tard, Jean Guillou me prit la plume des mains et ajouta: « ... l'emmener sur le chemin que l'on fait soi-même et parmi ses propres errements. »

Sylviane Falcinelli









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