Jean Guillou e l'orchestra: interviste a Vincent Barthe e a Jean Guillou

Jean Guillou and the orchestra: interviews to Vincent Barthe and Jean Guillou

Jean Guillou et l'orchestre : interviews de
Vincent Barthe et de Jean Guillou

Le premier disque consacré à des oeuvres orchestrales de Jean Guillou (produit par l'Orchestre National des Pays de la Loire sous la référence « ONPLGUILLOU2010 » et distribué par CODAEX, sortie prévue fin mars 2010), réunit le Concerto 2000 capté lors du concert à Saint-Eustache le 14 septembre 2000, et le Concerto Grosso, enregistré en conditions "studio" à Nantes les 11 et 12 septembre 2009, en présence du compositeur. Les deux oeuvres sont dirigées par Vincent Barthe, qui retrouvait avec bonheur le compositeur dont il avait si bien pénétré le style. Il nous en parle ici, dégageant quelques traits essentiels d'une musique dans laquelle il s'est investi de toute son autorité.



Entretien avec Vincent Barthe réalisé le 19 octobre 2009 par Sylviane Falcinelli

S.F.: - Votre expérience de la musique contemporaine française (vous avez notamment dirigé le chef-d’oeuvre de Jean-Louis Florentz : L’Anneau de Salomon) vous prédispose à définir les spécificités du style de Jean Guillou.
V.B.: - Je trouve très intéressante l’association de la clarté structurelle, soutenue par le facteur des timbres, induisant un respect analytique de l’écriture, et d’un dynamisme, d’une verdeur (au sens où l’on parlerait de verdeur chez un Roussel, par exemple) rythmiques. On attendrait d’un organiste un “fondu”, une épaisseur des textures…

S.F: - Vous êtes là dans le cliché, car c’est précisément cette idée que combat Jean Guillou dans le traitement de l’orgue!
V.B.: - Alors, disons de manière très schématique - erronée, je le reconnais - que l’on pourrait préjuger d’un compositeur-organiste qu’il procède à la manière de Franck, en privilégiant les doublures. Or il est très intéressant de voir qu’un organiste puisse ne pas être immédiatement révélateur de l’instrument qui est le sien. J’ai rapidement compris que le souhait de Jean Guillou, en tant que compositeur, était de faire ressortir les arêtes vives dans sa musique. On y trouve ainsi une très grande énergie rythmique, beaucoup de contrastes, d’oppositions – oppositions de textures,de tempi, de séquences -, et je crois avoir compris que c’était ce qu’il souhaitait entendre mis en valeur par les interprètes.

S.F.: …Ce que lui-même pratique comme interprète, et exprime à travers son oeuvre d’orgue.
V.B.: - Les deux oeuvres de lui que j’ai eu le plaisir d’approcher – dont une où il intervenait en tant que soliste (le Concerto 2000) puis l’autre (le Concerto Grosso) où il était présent en tant que compositeur mais non impliqué comme interprète – portent les signes dénotant un compositeur doté d’une authentique personnalité, d’un style reconnaissable d’une oeuvre à l’autre, “entendant” vraiment ce qu’il écrit. Concernant le dynamisme rythmique, je fais allusion à la fois au rythme comme élément, et au rythme global qui se dégage d’une composition par la juxtaposition ou la superposition des blocs timbriques, des agrégats harmoniques, par l’utilisation des cellules rythmiques qui évoluent au fil de l’écriture de l’oeuvre... Du Concerto Grosso se dégage un rythme global, une écriture rythmique au sens global du terme, qui est assez caractéristique de lui.

S.F. : - Dans son univers timbrique – par exemple dans sa musique pour piano, pour percussions – on note une prédilection pour l’étude des résonances, pour la mise en résonance des divers timbres, qu’il s’agisse de registrations à l’orgue ou d’orchestration.
V.B. : - Cette idée de registration est bien organistique ! Prenons un exemple très intéressant dans le Concerto Grosso : parfois, alors qu’une séquence se termine, les trois quarts des pupitres répètent en boucle des formules ad libitum, sans que ce soit complètement synchronisé d’un instrumentiste à l’autre au sein du même pupitre, tandis que d’autres instrumentistes jouent trois lignes très écrites; cette superposition, cette rencontre de blocs utilise la répétition - jusqu’à ce que l’on arrive à saturation et que l’on passe à autre chose - d’une manière qui renvoie à la notion de résonance. On a là une superposition entre, d'une part, des lignes qui relèvent, sinon de l’improvisation, du moins de la spontanéité de l’exécution tout en s’inscrivant dans la continuité du discours dictée par le cheminement de l’écriture, et d'autre part des lignes mesurées, beaucoup plus contraignantes : c’est une constante que j’ai retrouvée à travers les deux oeuvres. Cela provoque aussi une superposition entre le dynamisme rythmique inhérent à la direction générale de l’écriture, et une strate statique par la répétition de cellules se juxtaposant.

S.F.: - Dans le Concerto 2000, il y a des moments magiques où le résultat d’un climat de brouillard sonore est plus important que l’addition de ses composantes.
V.B.: - Je suis d’accord avec vous: c’est en effet une écriture précise – et précisée – mais dont le résultat est plutôt une sensation globale. Cependant, on a aussi des pages à l’écriture “chirurgicale”, qui exigent qu'un maximum de détails soit perçu. Les deux aspects voisinent : une perception individualisée de la texture et, parfois, comme vous le soulignez, une écriture très fouillée qui débouche sur un résultat plus global, ce qui rappelle un peu Ligeti.

S.F.: - Une sorte de nébuleuse de timbres…
V.B.: -… dans laquelle intervient cette notion de résonance dont vous parliez. Ce qui prouve combien c’est une écriture vraiment polymorphe, individuelle et globale, partagée entre répétition et transformation, dynamisme et statisme, ce qui est finalement assez idiomatique d’un certain traitement que l’orgue autorise. Dans le Concerto grosso, l’exploitation des mélanges de timbres, de la notion de tutti parallèlement à la valorisation des solistes, est très intéressante. On y trouve un solo de cor, des séquences vraiment chambristes mettant au premier plan le basson, la clarinette, le violon solo, etc., “mixtures” de timbres très réussies.

S.F.: - Et puis ces percussions – des instruments pour lesquels il a un goût prononcé – qu’il a rajoutées à la partition primitive du Concerto grosso.
V.B.: - Dans l’introduction pour percussions seules, on constate justement ce travail sur la résonance, le halo sonore.

S.F.: - Il privilégie les percussions les plus résonantes…
V.B.: - …tams, gongs…

S.F.: - … il se reconnaît plus porté vers les métaux que vers les peaux. Mais aussi les percussions-claviers: marimba, vibraphone…
V.B.: - C’est un monde de timbres très identifiable. Je n’ai travaillé que deux de ses partitions : on retrouve des gestes similaires de l’une à l’autre mais adaptés à des atmosphères et des effectifs absolument différents. Telle est la marque d’un compositeur ayant un style, un langage propres.

S.F.: - Jean Guillou est d’ailleurs une personnalité très indépendante au sein de la musique contemporaine, d’une incontestable modernité sans être inféodé à quelque courant que ce soit.
V.B.: - Son langage est effectivement très, très personnel; on ne peut le rattacher ni au courant sériel, ni à l’école spectrale. Il s’inscrit difficilement dans une école. La notion de “musique de timbres” me paraît vraiment très intéressante. Sa démarche pourrait être rapprochée de celle de Dutilleux, en ceci que la musique de Dutilleux est avant tout une musique de timbres. Le timbre est la première composante de la structure, le premier vecteur de la conduite de la forme, il donne la vie. Cette alchimie opère dans le Concerto 2000 où les chocs entre l’orgue et l’orchestre s’avèrent les vecteurs de la structure.

S.F.: - L’orgue n’y est pas traité comme un soliste. C’est un monde de timbres confronté à un autre monde de timbres afin de créer de nouvelles “mixtures” entre couleurs issues de ces deux mondes…
V.B.: - … soit l’orchestre comme un prolongement de l’orgue, soit l’orgue comme un instrument issu de l’orchestre. Dans le Concerto Grosso, il y a des exemples très intéressants de la rencontre d’un timbre individuel avec une famille homogène: je pense par exemple à l’individualisation de la contrebasse solo par rapport à la texture plus globale des autres cordes qui jouent leur rôle de soutien. On a beaucoup travaillé ce passage-là pour bien obtenir cet équilibre, afin que les musiciens du ripieno se mettent bien à l’écoute du solo, et que celui-ci ne soit pas “mangé” (le risque existe, même si les cordes “ripienistes” sont écrites P ou PP). Voilà qui est assez caractéristique de son écriture : un instrument émerge d’une famille homogène et, du coup, cela crée un groupe extrêmement intéressant; un timbre individuel se joint à une texture globale, mais doit toujours rester perceptible, parfois plongeant dans ladite texture puis réémergeant à nouveau. Ainsi se constitue un groupe dont les deux entités, dans la continuité, doivent être nettement perceptibles. Oui, vraiment, une musique de timbres. Il fait aussi un travail riche sur les agrégats harmoniques, les agrégats sonores; une logique, une continuité se dégage par le biais d’intervalles qui se détachent de manière plus prégnante. Mais tout ceci est rehaussé par le travail sur le timbre. C’est sa caractéristique primordiale, alliée à cette énergie rythmique qui projette en avant sa musique; après ces aspects, on pourrait distinguer des micro-polyphonies à la Ligeti, ou que sais-je encore…

S.F.: - Son goût du timbre s’accompagne d’un traitement très sensuel.
V.B.: - Dans le passage avec contrebasse solo, il y a effectivement des moments qui doivent être phrasés avec sensualité. Avec le sens du cantabile, aussi. Il a un grand sens du cantabile : il ne faudrait pas qu’à insiter sur son énergie rythmique, on occulte les passages plus méditatifs, or il y en a beaucoup. Plus oniriques aussi; je me souviens qu’il utilisait beaucoup ce mot, pendant les répétitions : “onirique”.

S.F.: - Quand j’analyse ses oeuvres, j’insiste beaucoup sur cet aspect car il puise une part de son inspiration dans le monde intérieur de ses rêves.
V.B.: - Ce serait ne pas rendre justice à sa musique que de ne pas insister aussi sur ces passages-là. Ils sont d’autant plus contrastants quand ils suivent – ou précèdent – des passages dominés par l’énergie rythmique.

S.F.: - Je pense comme vous: quand j’analyse sa musique, je veille à bien souligner son lyrisme mélodique en parallèle des autres aspects, car nombre de compositeurs contemporains, craignant d’être taxés de post-romantisme, ont mis l’accent sur les autres paramètres en brisant volontairement l’expression mélodique. Jean Guillou, lui, réalise bien l’équilibre entre ces versants appparemment – mais apparemment seulement – contradictoires, sans rien céder de sa modernité.
V.B.: - Absolument. Sans que les passages lyriques sonnent rétrogrades, ou datés, ou réactionnaires, ou je ne sais quoi. Cela contribue justement à ce que sa musique soit très personnelle et se range difficilement dans une catégorie. La catégorisation, avec Jean Guillou, est difficile : c’est plutôt signe de qualité !

S.F.: - Ne passent à la postérité que ceux dont la personnalité ne ressemble à nulle autre, qui se montrent indépendants par rapport à tout ce qui les entoure…
V.B.: - … et qui ne tombent pas dans le piège - qui a fait des ravages au cours du XXème siècle - de l’esprit de système.

S.F.: - Il fuit tout ce qui est recherche, systématisme. D’ailleurs, dans son geste créateur, il y a une grande spontanéité, qui lui vient de son art d’improvisateur. Ses improvisations bénéficient de sa science de compositeur, son travail de compositeur bénéficie de la rapidité de pensée de l’improvisateur.
V.B.: - Vous avez raison. Sa musique, son écriture ne sont pas prévisibles, tout en étant “rattachables” à une personnalité bien reconnaissable. Pas de prévisibilité, pas d’esprit de système, donc une interprétation et une écoute qui ne connaissent pas le risque de la monotonie comme il peut advenir avec des oeuvres plus “systématiques”. Si l’on pense au sérialisme intégral, à l’école spectrale, ou en sens opposé au mouvement post-moderne, néo-tonal, minimaliste, il y a des gens qui s’en tirent très bien avec ces outils, mais ils peuvent rapidement tomber dans un esprit de système qui est sclérosant, desséchant…

S.F.: - … et qui ne sert que de cache-misère à des compositeurs n’ayant pas de personnalité ! Souvent un courant est initié par des créateurs ayant une forte personnalité, puis viennent hélas les épigones !
V.B.: - C’est ce qui fait la grande qualité, que certains peuvent prendre pour un défaut, de Jean Guillou : son indépendance qui ne plaît pas à tout le monde, mais qui est une réalité.

S.F.: - Le fait qu’il ne soit pas assimilable à des écoles de pensée assurera son passage à la postérité, j’en suis convaincue.
V.B.: - Une fois encore, je repense à Dutilleux, qui ne peut être rangé dans aucune chapelle.

S.F.: - De même pour Ohana, dont on reconnaît maintenant l’importance dans le XXème siècle.
V.B.: - Ligeti, aussi, auquel il faut rendre justice. Dutilleux, Ohana, Ligeti: des personnalités marquantes de la musique contemporaine, très indépendantes et en même temps reconnaissables entre toutes. C’est cet équilibre, très mystérieux et très fécond, qu’ils ont su trouver. Jean Guillou peut se classer aux côtés de ces personnalités-là.

S.F.: - Vous avez également l’expérience de la collaboration avec Jean Guillou interprète de ses oeuvres.
V.B.: - En tant qu’interprète, pour le Concerto 2000, je me souviens du feu, de l’énergie qu’il apportait lors des répétitions. C’est un interprète vraiment “énergisant”. Il transmet une fougue, une puissance, une présence, même dans les passages plus éthérés. Tout de suite, il est complètement dans le sujet. Je me souviens de ce souffle qui vitalisait, transfigurait, galvanisait l’orchestre. C’était encore plus concret à Saint- Eustache avec la console mobile qui me permettait de sentir sa présence auprès de moi. On avait donné le Concerto à Angers et à Nantes, avec des orgues en tribune, et c’était frustrant, autant qu’inconfortable, pour moi. La console mobile est d’autant plus confortable que l’écriture même de Jean exige ce contact presque physique entre le soliste et le chef. Quand il n’est pas visible en tribune, cela exige une anticipation, il faut tout prévoir…

S.F.: - … ce qui nuit à la spontanéité du dialogue entre le soliste-compositeur et le chef.
V.B.: - Or dans son écriture comme dans sa présence humaine, il y a cette spontanéité. Tout de suite répondre, tout de suite être présent. C’est bien ce qui m’avait frappé dans son attitude d’interprète, et que l’on retrouve dans son écriture : cette présence, cette flamme, cet éclair, cette fougue, cette énergie, tout de suite, au moment où il faut, ni trop tôt, ni trop tard. Cette vivacité, on la retouve aussi bien dans sa présence d’interprète que dans son écriture: il y a là une cohérence qui montre – ce qui est passionnant – combien le créateur et l’interprète se rejoignent. Pour avoir pratiqué les deux – si je puis dire - , j’affirme que ni l’un ni l’autre ne trichent. Chez Jean Guillou, l’interprète et le créateur sont les deux mêmes facettes d’une personnalité authentique et se rejoignent totalement, d’une manière absolument cohérente.

S.F.: - En tant qu’interprète, il revendique la liberté à l’égard des oeuvres qu’il joue. Mais cette liberté, il l’accorde aussi aux interprètes de sa propre musique.
V.B.: - D’une certaine manière, les instrumentistes peuvent s’exprimer de manière très complète. Tantôt la plus grande rigueur, et puis, dans ces sections en boucle que j’évoquais tout à l’heure, Jean Guillou insitait sur le fait que ces schémas répétitifs ne débouchaient pas sur une barre de reprise: il insistait aussi sur le fait que chaque musicien devait ne pas hésiter à apporter sa petite touche personnelle, ne pas chercher à s’aligner complètement sur les autres, tout en s’inscrivant dans la continuité, d’une certaine manière irréversible, du flux musical. J’en reviens à ce qui caractérise son écriture, fondée à la fois sur une grande rigueur (car il sait parfaitement où il veut aller) et sur des plages d’une certaine liberté – liberté encadrée mais liberté tout de même. Cela me rappelle, toutes proportions gardées, l’écriture de Chopin.

S.F.: - Un autre virtuose-compositeur !
V.B.: - L’écriture de Chopin donne l’impression d’une improvisation permanente, mais extrêmement contrôlée. Pour moi, l’oeuvre emblématique du style de Chopin, c’est la Berceuse, fondée sur un ostinato… laquelle notion d’ostinato n’est d’ailleurs pas étrangère à la musique de Jean Guillou, de mon point de vue ! L’ostinato s'avère tout de même très présent chez lui, toujours varié d’une manière ou d’une autre, par les timbres, par l’écriture, par la liberté requise. Alors serait-il d’accord avec mes propos ? Mais j’ai tout de suite eu un éclair me faisant penser à Chopin qui, en plein XIXème siècle, était caractéristique de cette liberté contrôlée. Chopin, c’est le chant instrumental, le rubato permanent, absolument improvisé mais tellement contrôlé, avec tellement de contraintes. Or j’aurais tendance à associer ces critères à la musique de Jean Guillou, et je serais curieux de savoir ce qu’il en dirait. Cela me paraît assez emblématique de son écriture, comme de l’exécution demandée à ses instrumentistes, par ses indications sur la partition, par cette notion de liberté, par ces plages ad libitum en même temps toujours guidées, jamais lâchées, jamais en “pilotage automatique”.

S.F.: - Pas d’aléatoire…
V.B.: - Pas de demandes du genre “jouez 15 secondes, revenez au point de départ et faites ce que vous voulez”… C’est toujours conduit, il y a toujours un sens de la ligne.

S.F.: - Quand j’écoute ses improvisations, je m’attache toujours à suivre la conduite des parties intermédiaires, qui ont une direction aussi pensée que les éléments plus spectaculaires participant à la progression architecturale et dramaturgique.
V.B.: - Je crois que cette direction est très importante chez lui. Jamais il ne perd le contrôle de la situation, jamais la conduite de la ligne n’est perdue de vue, contrairement à certains compositeurs que nous ne nommerons pas, chez qui cela part un peu dans tous les sens… C’est la rigueur qu’il s’impose. En même temps, cette conduite, mue par une vie intérieure, crée une écriture tout aussi fondée sur la liberté et sur les interprètes.

S.F.: - Dans votre travail avec lui, vous êtes-vous senti libre d’apporter vos idées ?
V.B.: - Oui. Je ne me suis absolument pas senti bridé par quelqu’un qui se tiendrait derrière moi. Mais en même temps, dès qu’il lui semble que la proposition que l’on va lui faire ne mettra pas en valeur l’idée principale qu’il veut porter à la lumière, il intervient, toujours avec beaucoup de courtoisie; il sait parfaitement ce qu’il veut, mais jamais il ne bridera ni ne contraindra. C’est quelqu’un de très disponible, autant prêt à saisir ce qu’on lui propose, à accueillir, qu’à imposer ce qu’il entend en lui. J’ai le souvenir d’une présence vraiment active, ce qui n’est pas le cas de tous les compositeurs: lors des répétitions du Concerto Grosso, il était toujours à l’affût, nous écoutant, faisant des remarques quand il avait envie d’entendre quelque chose de saillant… C’est pourquoi les répétitions se sont déroulées dans une atmosphère de confiance, et que l’on est allé vite au but, avec efficacité. Je tiens à cette présence du compositeur, c’est tout de même lui qui nous guide, qui nous indique où l’on va, si l’on doit persister dans la voie où l’on s’est engagé. Le compositeur est notre boussole, la boussole dont on a absolument besoin. L'expérience du travail avec Jean a fonctionné dans le sens de vivre la musique comme un langage vivant. En allant voir Jean Guillou quelques jours avant de commencer les répétitions du Concerto Grosso, je me suis tout de suite senti installé dans une "tensions positive". "Tension" car il vous mobilise instantanément, il est extraordinairement stimulant, et "positive" car on voit aussitôt la direction dans laquelle on doit travailler. C'est une personnalité que l'on pourrait qualifier de "vénérable", il en impose – on n'aurait guère la tentation de lui taper sur l'épaule ! -, et en même temps il est la preuve vivante de ce que j'ai toujours professé, à savoir que la jeunesse n'est pas une période de la vie, mais une attitude de l'esprit. Il est stupéfiant de vitalité, il nous enterrera tous ! De plus, il y a quelque chose de l'enfant qui resurgit par moments dans son comportement, de par sa spontanéité, de par cette faculté d'émerveillement qui est le propre de l'enfance.





Jean Guillou nous parle de son rapport à l'orchestre (entretien avec Sylviane Falcinelli le 14 janvier 2010)

Oeuvres concertantes et symphoniques se développent tantôt en parallèle, tantôt en alternance dans le parcours de Jean Guillou. Certes, il avait écrit 3 Concertos pour orgue avant d'en écrire un pour piano puis – mis à part quelque essai d'étudiant – de se lancer dans sa première symphonie (la Judith-Symphonie).
J.G. : - J'ai écrit mon premier Concerto pour piano sans savoir s'il pourrait jamais être joué : je l'ai écrit parce que j'avais envie d'écrire un concerto pour piano, tout simplement (il est d'ailleurs resté dans les cartons, comme vous savez). Cette partition est maintenant un peu trop loin de mon esprit pour que je me souvienne quel était le rôle de l'orchestre par rapport au piano, mais je crois que j'y retrouvais un peu de l'esprit romantique dans le traitement du piano. En revanche, ce qui me passionnait, lorsque j'ai abordé la composition de concertos pour orgue, c'était d'utiliser l'instrument, non pas dans son aspect "monumental" comme on l'a fait le plus souvent, mais dans le but de trouver des timbres qui deviennent des "cousins", en somme, de timbres d'orchestre, qui se fondent, se confondent jusqu'à ne faire qu'un seul instrument.

De l'orchestre considéré comme une extension polysémique de la musique de chambre...
Sur le disque, on découvrira la version ultime du
Concerto Grosso, une sorte de concerto pour orchestre où les divers types d'instruments occupent à un moment ou à un autre le premier plan.
J.G. : - Pour moi, il est toujours important d'entendre chaque instrument comme soliste. Cela ne m'intéresse pas d'entendre une seule voix jouée par deux ou trois instruments différents à l'octave ou à l'unisson ! J'aime que les instruments se manifestent individuellement, que chacun soit comme mis sur un piédestal par rapport aux autres. Avec pour résultat, finalement, que tous les instruments se trouvent mis sur un piédestal, même quand ils jouent ensemble ! Je considère les instruments comme des êtres vivants ; quand je les utilise, je les appelle en quelque sorte, mais je n'aurais jamais l'idée d'appeler des groupes, parce que pour moi, cela ne signifie plus rien. Donc je les appelle les uns après les autres, ou ensemble, mais c'est toujours individuellement.

Alors que cet esprit semblerait conduire à ce que l'on a vu se répandre, ces dernières décennies, à savoir les oeuvres pour "ensembles à géométrie variable", donc pour des effectifs réduits, Jean Guillou applique son principe à l'échelle d'un vaste orchestre, donc d'une texture très riche.
Dans le traitement du rapport entre l'orgue et l'orchestre, il les considère comme deux réservoirs de timbres.

J.G. : - Dès le premier Concerto (les Inventions), j'ai eu envie de confronter les instruments. C'était alors avec un orchestre de proportions moyennes, mais vraiment utilisé dans l'esprit de la musique de chambre.
Se dessine effectivement un orchestre de solistes, avec maints entrelacs d'instruments issus de diverses familles, clarinettes évoluant en duettistes, basson, trompette, piano occupant le devant de la scène...
J.G. : - ... Déjà avec un solo de contrebasse, d'ailleurs.
Le compositeur fait ici allusion au rôle de protagoniste qu'il attribuera à cet instrument dans certaines pages du Concerto Grosso.
Les Inventions dénotent une influence avouée de Stravinsky. Cela incite à demander à Jean Guillou quels sont les compositeurs dont l'orchestration rencontrait le plus ses goûts.
J.G. : - Évidemment Stravinsky, avant tout. Schoenberg aussi, dans certaines de ses oeuvres.

Pour être d'une grande élaboration dans la demande faite aux instrumentistes, l'écriture de Jean Guillou ne les entraîne jamais dans des modes de jeu qui déstructureraient l'identité de leur moyen d'expression.
J.G. : - J'aime utiliser les instruments dans leur nature même, et non en dehors de leur nature. De même pour la voix : je n'aurais pas idée de demander quelque chose qui soit en dehors de la technique vocale "classique", tout simplement parce que cela me gênerait d'entendre des timbres qui soient trop "controuvés". Au fond, j'aime le timbre naturel d'un instrument, et j'aime écrire pour un instrumentiste de manière à ce qu'il se sente à l'aise pour pouvoir jouer. Par exemple, quand un orchestre italien a créé mon 7ème Concerto pour orgue, tous les musiciens sont venus me remercier à la fin car – disaient-ils – j'avais bien écrit pour leurs instruments. Voilà qui me faisait plaisir !

Tout l'art de Jean Guillou respire l'espace, que ce soit sa manière de révéler la dimension sonore des orgues sur lesquels il joue ou improvise, que ce soit dans la trajectoire des répliques de ses compositions, que ce soit dans le concept même de l'Orgue à Structure Variable. Toute une génération de compositeurs, dès la deuxième moitié du XXème siècle (on pense à Stockhausen, Xénakis, ...), a développé la spatialisation du son, la dissémination des groupes orchestraux autour du public, et l'on est tenté de rattacher Jean Guillou à ce type de préoccupations.
J.G. : - Le fait d'individualiser les timbres suppose d'imaginer les instruments répartis en des points précis. D'ailleurs, j'avais eu l'idée, pour un projet inabouti concernant un de mes Concertos à Saint-Eustache, de placer, par exemple les cors à un endroit, les trompettes à un autre, etc..., en ayant des chefs- relais pour coordonner l'ensemble.
On reconnaît là une idée de même nature que la disposition dont il rêve pour les 15 buffets de l'Orgue à Structure Variable, ce dont il convient volontiers. Et quand on insiste, lui demandant si une disposition spatialisée de l'orchestre le séduirait, appliquée à ses propres oeuvres, il n'hésite pas un instant.
J.G. : - Ah oui ! Absolument ! Pour moi, c'est même une situation idéale de pouvoir placer les instruments dans des lieux différenciés, précis.
Il est un fait que son écriture des répliques orchestrales du Concerto Grosso, incline à cette notion d'espace sous-jacente.
J.G. : - Oui. On pourrait imaginer que tous les instruments appelés à devenir solistes à un certain moment, soient placés dans des lieux différents de la salle. Pour moi, ce serait en effet idéal. La seule question serait de leur donner la place pour qu'ils puissent jouer correctement et suivre le chef. On pourrait même imaginer une audition dans laquelle on commencerait par placer les instruments, et après [en riant] on verrait où mettre le public, éventuellement. Cela serait possible dans des lieux occasionnels, ou en plein air.
Cette notion d'espace sous-entend aussi un voyage du son, et elle favorise le sens onirique qui investit la musique de Jean Guillou.
J.G. : - En effet, chaque instrument pourrait être condidéré comme un voyageur qui apparaît tout d'un coup et manifeste ainsi sa présence de façon inattendue.
On peut ressentir ce "voyage" dans l'espace acoustique comme une dématérialisation de la source sonore qui favorise le côté onirique, la perception de l'auditeur n'étant plus ancrée dans une masse physique figée face à lui.
J.G. : - Dématérialisation ? Pourtant, le timbre devient encore plus présent, donc plus réel par certains côtés, ce qui peut entraîner plus avant dans l'aspect onirique de l'oeuvre. Le fait de pouvoir "toucher" un instrument à l'audition – si j'ose dire – peut bouleverser l'auditeur.

En choisissant d'écrire certaines partitions pour l'effectif homogène des cordes - 2ème Symphonie, orchestre du 3ème Concerto pour orgue -, le compositeur s'est concentré en revanche sur une conception plus abstraite de l'écriture.
J.G. : - D'autant plus que, dans le 3ème Concerto, je suis parti – je ne sais pourquoi – avec la volonté d'écrire, pendant une certaine séquence initiale du Concerto, quelque chose de purement sériel. Dès que l'orgue apparaît, d'ailleurs, ce n'est plus du tout sériel [il rit]. C'était en effet une démarche différente, impliquant, dans ce 3ème Concerto, que l'individualisation instrumentale ne s' effectue pas de la même manière.
Mais dans la 2ème Symphonie, par exemple, l'accumulation des cordes jouant des parties indépendantes, différentes, donne quelque chose d'extrêmement foisonnant, vivant : là, au contraire, c'est la juxtaposition ou la superposition des voix et de leurs timbres qui se révèle – je crois – intéressante.
Dans plusieurs de ses oeuvres d'orchestre apparaissent des passages ad libitum, où les cordes forment ce tissu grouillant de vie par-dessous les autres instrumentistes.
J.G. : - Cela traduit l'idée d'une dynamique foisonnante résultant de cette "libéralisation", libération plutôt, des instruments, et apporte un substrat riche d'harmoniques.
Le goût pour ce que les sons (jeux typés de l'orgue, instruments de l'orchestre) dégagent de richesse en harmoniques, est le corollaire de ce qui passionne Jean Guillou : donner de la chair au son. Quels alliages seraient les plus porteurs de diffusion d'harmoniques ?
J.G. : - L'accumulation de certains instruments provoque des juxtapositions de sons harmoniques très intéressantes. On pense aux cordes, bien sûr. Mais aussi aux bois (hautbois, cor anglais, clarinette) qui donnent des sons harmoniques bien particuliers.
Et c'est par la "mixture" des vibrations émises par certaines percussions (percussions-claviers, cymbales, ...) avec d'autres timbres, soit plus charnus, soit tout en finesse, que Jean Guillou recrée dans ses orchestrations des effets évoquant les Mixtures de l'orgue. On reconnaît là un chatoiement, un scintillement, qui lui est spécifique et consiste à transposer vers d'autres conséquences ce qu'une attention non conventionnelle aux modes d'émission des jeux de l'orgue a développé dans sa sensibilité auditive.









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