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PRADES FÊTE KRYŠTOF MAŘATKA



Pleine lune sur l'abbaye Saint-Michel de Cuxa © Photo Nemo Perier Stefanovitch



Depuis 60 ans, le Festival Pablo Casals de Prades voit converger vers l’inspirant décor pyrénéen et l’Abbaye Saint-Michel de Cuxa splendidement restaurée une cohorte très internationale de zélés desservants du culte de la musique de chambre. Or, c’est bien souvent le répertoire le plus classique qui tient le haut de l’affiche. Pourtant, en cette année 2012, son directeur artistique, le clarinettiste Michel Lethiec cédait aux penchants familiaux en fêtant les 40 ans de son gendre par une rétrospective très nourrie et fort éclairante. Et qui le lui reprocherait puisque ledit gendre n’est autre que l’une des figures majeures de la création contemporaine : le compositeur tchèque Kryštof Mařatka ! Après de premières étapes à Musicora et au Centre tchèque de Paris, les manifestations de cet anniversaire culminaient tout au long des trois semaines du festival. Parmi les nombreux temps forts, cernons ici trois épisodes traçant un portrait en relief de cet homme aussi discret que sa musique est marquante : à passer outre aux systèmes et autres débats picrocholins qui ne démontrent jamais que leur stérilité en oubliant l’essentiel, Kryštof Mařatka fait entendre une voix qui se distingue précisément par l’essentiel, à savoir une sève nourrie de science compositionnelle charriant un grand flux d’humanité où les ambitions universelles du langage musical revêtent une expression hautement individualisée. 
Ainsi la musique de Kryštof Mařatka va-t-elle de l’avant, mais sans rien qui la "démode" puisqu’elle n’a cure des procédés hérités de spéculations intellectuelles désormais datées, et intègre avec un savant naturel les ingrédients d’une grammaire musicale la plus large possible.


Cloître de Saint-Michel de Cuxa © Sylviane Falcinelli


Rien ne prouve mieux l’authenticité d’un génie créateur que sa faculté à se renouveler. À 40 ans, le compositeur pragois a déjà constitué une œuvre, c’est-à-dire une somme dont l’addition des parties nous emmène sur des territoires de l’imaginaire sans cesse diversifiés. La création mondiale proposée à Prades (1er Août 2012) ouvrait encore de nouveaux horizons : comment marquer de son empreinte le quatuor à cordes, après tant de chefs-d’œuvre gravés dans le marbre ? Kryštof Mařatka parvient pourtant à sculpter une puissante contribution au genre, armé de modes d’écriture extrêmement élaborés tandis qu’il confie aux quatre "âmes" de bois l’émanation d’un dialogue intérieur avec l’âme d’un disparu. En effet, le Livre des cendres, quatuor à cordes in memoriam Z.M., rend hommage au père du compositeur, un éminent gastro-entérologue décédé à 96 ans juste avant que le Quatuor Pražák ne sollicite le musicien. On parle plus avant de certains caractères de la nouvelle œuvre dans l’entretien ci-dessous, mais retenons que chant profond et intrication complexe s’y conjuguent, que modernité des moyens mis en œuvre et universalité de l’expression sensible concourent à inscrire la partition dans les jalons historiques du genre. Le Quatuor Pražák associait cette création au Quatuor n°1 "Sonate à Kreutzer" de Leoš Janáček (inspiré par Tolstoï), et on serait tenté de penser que les interprètes raccordaient plutôt le Quatuor de 1923 au sous-titre de celui de 1927, Lettres intimes, tant ils préféraient le ton de la confidence à l’âpreté des zébrures convulsives qui crispent périodiquement le discours de Janáček.
Le lendemain, une projection dans la salle de cinéma de Prades permettait de pénétrer dans la féconde relation entre père et fils. En effet, conscient du privilège d’un tel arbre généalogique, Kryštof a filmé ses conversations des derniers temps avec le Professeur Zdĕnek Mařatka (qui engendra le musicien à l’âge de 58 ans), à l’insu de celui-ci, et inséré des documents évoquant son grand-père, le sculpteur Josef Mařatka, disciple de Rodin (les écarts de générations comptent double, décidément, dans cette famille !) et auteur notamment d’un saisissant buste de Dvořak. Parlons sans fard : on s’attendait à voir un sympathique témoignage familial... et on découvrait que l’art de la composition avait conduit le musicien à imprimer un rythme, une construction équilibrée à son montage filmique. Conseillé par des amis cinéastes, Zdĕnek Mařatka a su tirer le meilleur parti d’images tournées (en noir et blanc) avec une petite caméra d’amateur et les entrecouper d’archives historiques, faisant montre d’un réel don pour l’art cinématographique. L’émotion parcourt ce documentaire d’1 h. 12 tant on est frappé par la sagesse de Zdĕnek Mařatka, décrivant les vicissitudes de l’histoire qu’il a traversées (né en 1914, il aura connu les dictatures successives ayant écrasé son pays) sans céder aux presssions politiques (au sacrifice de fonctions officielles auxquelles il aurait pu prétendre dans la médecine tchèque) : le beau vieillard, d’une stupéfiante jeunesse mentale et physique (on le voit encore courir et galoper à cheval !), évoque avec sensibilité la peur constante qui pèse sur les sujets de régimes oppressifs, et contemple les humains ainsi que la nature avec une philosophie empreinte d’une transcendance apaisée, mais non dénuée d’humour. On souhaiterait réécouter à loisir les propos de cet homme digne, et on espère une sortie du film en DVD.


Un des chapiteaux du cloître de Saint-Michel de Cuxa © Sylviane Falcinelli


Le 3 août voyait revenir sur scène une pièce assidûment défendue par son extraordinaire dédicataire depuis 1999 : Voja cello, 25 minutes d’étourdissantes prouesses violoncellistiques surmontées avec une aisance confondante par François Salque, au point que, dans son discours de présentation, Kryštof Mařatka se demandait si l’œuvre survivrait à son interprète ! Rassurons-le : l’histoire de la musique est jalonnée d’œuvres réputées injouables, destinées à des interprètes surdoués, qui sont devenues les classiques d’aujourd’hui dès lors que l’universalité de leur message expressif les désignait à la postérité. Et ce que l’on retiendra le plus de la performance de François Salque dans Voja cello n’est pas tant l’exploit technique ou la mémorisation (car il osait s’y lancer sans autre aide-mémoire que deux feuillets du redoutable 3ème mouvement posés à même le sol, loin de ses prunelles) que l’incroyable domination du propos qui lui permettait de laisser chanter librement toute la générosité sensible de cette musique : c’est à un enlacement amoureux de l’artiste et de la voix du violoncelle que l’on assistait avec émotion.

Nous reviendrons sur Kryštof Mařatka à l’occasion de la création française d’une fluviale partition pour chœur et orchestre le 10 mai 2013 par l’Orchestre Philharmonique de Radio France sous la direction de Peter Oundjian : Vabeni, rituel des fossiles préhistoriques de l’Homme.

Sylviane Falcinelli





Conversation avec Kryštof Mařatka :
                        « Le plus difficile, c’est d’apprendre ce que l’on est »



Kryštof Mařatka en répétition © Photo Nemo Perier Stefanovitch



Kryštof Mařatka appartient à cette génération qui – par bonheur – n’éprouve plus le besoin de pratiquer la "tabula rasa" pour affirmer son originalité. Mais sa curiosité pour l’histoire, sa réflexion sur les origines, peuvent prendre un tour insolite lorsqu’elles se portent par exemple sur une source rarement revendiquée par les musiciens, le paléolithique :

- K.M. : En art, on recrée un imaginaire, quel que soit le sujet d’inspiration. Quand je travaille sur les instruments du paléolithique, comme dans ma pièce pour orcheste Otisk [2004, sous-titrée : gisement paléolithique de la musique préinstrumentale, et créée dans un festival de la ville la moins paléolithique du monde, New York !], je pars d’ instruments concrets, donc de sonorités concrètes. Quand on s’attaque à l’acquisition du langage humain, on se place en revanche dans l’imaginaire total car on ne s’appuie sur rien, sur aucun savoir tangible. On crée réellement. Pour nourrir cette expérience, j’ai enregistré les voix de mes enfants lorsqu’ils étaient encore bébés, donc l’acquisition de leur langage ; certains théoriciens affirment qu’il y a des similitudes entre l’acquisition du langage chez le bébé et l’évolution du langage chez l’homme. Je me donnais là encore des éléments assez concrets, même si mon travail évoluait complètement dans l’imaginaire [il s’agit de Nids de cigogne pour alto solo et prise sonore de voix d'enfant, composé en 2002 et créé en 2007 par son épouse Karine Lethiec au festival du Printemps de Prague].
Dans le cas de Praharphona pour harpe et orchestre (ou quintette) [2009], je fais se succéder des hommages à la ville de Prague, mais d’un caractère abstrait : j’écris ma propre musique, ponctuée de petites connotations deci, delà, mais elle est pure création. Dans Luminarium, concerto pour clarinette [2002, créé par Michel Lethiec], la problématique est tout autre : il s’agit de la pièce la plus radicalement réaliste puisque je suis parti d’enregistrements réalisés par des ethnomusicologues, que j’ai tout simplement retranscrits pour orchestre et clarinette ; la musique ne provient donc pas de mon imaginaire, mais d’un enregistrement existant, d’une musique que je n’ai pas composée. J’ai juste créé le concept, l’ajustement des différents fragments ; pour ce qui est du contenu, du timbre dans l’orchestration, j’ai essayé de me rapprocher le plus possible de la bande originale. Mon attitude était donc plutôt celle d’un transcripteur.

Il s’est aussi intéressé aux traditions populaires (voir sa série des 6, Csardas d'après les chants populaires recueillis par Milena Dolinova), mais au-delà de cette démarche "bartókienne", ses racines tchèques innervent-elles sa musique ?

- K.M. : Peut-être indirectement certaines pièces, oui. Mais si j’utilise quelques éléments issus des musiques ethniques, il faut que le concept de l’œuvre le justifie de manière cohérente : il ne s’agit pas d’imiter des motifs populaires juste parce qu’ils font "joli".

Pourtant, ses racines se manifestent jusque dans des versants plus abstraits de sa création.

- K.M. : Oui, absolument. C’est la grande leçon de ma vie : l’étude de la musique de Janáček a eu un profond impact sur ma pensée, même si musicalement, elle demeure inimitable. Elle m’a marqué, telle une leçon, par sa démarche, par cette notion que la musique exprime quelque chose de déjà vécu. En moi est ancré le sentiment qu’on ne crée pas quelque chose de nouveau, on recrée un discours avec différents moyens, mais le fond reste toujours le même au cours des siècles. De toute manière, il ne faut pas tenter de refaire le monde avec la prétention : « maintenant, je vais inventer quelque chose de nouveau ». Je ne suis pas convaincu qu’il faille s’affirmer en voulant tout casser pour instaurer un système innovant : une telle attitude va même contre ma pensée. Une telle volonté, il faut bien le dire, a guidé les choix de Schoenberg; mais cette approche, je pense, n’est pas tchèque : nous, les Tchèques, avons plutôt tendance à exprimer un vécu qu’à imposer, à instaurer comme le font au contraire les tempéraments germaniques. À chaque fois qu’un créateur tchèque adopta cette attitude, selon moi il échoua ; l’exemple d’Aloïs Hába [1893- 1973] me vient à l’esprit : c’est une démarche intéressante, mais sans postérité.
Pour résumer ma pensée en une phrase : si on a quelque chose à dire, on le dit. Prenons l’exemple de deux symphonies de Dvořák, la 7ème et la 8ème : la 7ème laisse transparaître l’idée que le compositeur doit absolument se mesurer à Brahms, son modèle, et qu’il lui faut l’égaler pour conquérir son équilibre. La 8ème n’a plus rien à voir avec cette question ; une expression tchèque dit : "il écrit avec le bec qu’il a reçu lors de sa naissance", c’est-à-dire tel qu’il est. Voilà la différence, si flagrante, entre la 7ème et la 8ème Symphonies. Pour ma part, j’ai toujours essayé "d’écrire avec mon bec", mais cela ne m’empêche pas d’imaginer de nouvelles choses et de me surprendre. Il faut absolument se laisser surprendre, mais avec ce que l’on a, avec ce que l’on est. En fin de compte, le plus difficile, c’est d’apprendre ce que l’on est. Oui, être soi-même, voilà le plus difficile.

Et l’empreinte laissée par la ville de Prague ?

- K.M. : La ville de Prague, je l’ai vécue. Je l’intègre donc comme un vécu.

Il ressortait de la création du Livre des cendres, quatuor à cordes écrit par Kryštof Mařatka à la mémoire de son père, un profond renouvellement de la pensée compositionnelle, confirmant que l’originalité du musicien tchèque ne s’appuie pas sur des "ficelles" qui tiendraient les coutures d’un opus à l’autre, mais qu’elle est dictée par une expression sincère et en constante expansion dans sa projection d’un monde intérieur visionnaire.
De surcroît, ses œuvres dénotent un très grand respect des instruments, un souci de trouver un langage qui leur corresponde idéalement.


- K.M. : Oui, c’est un défi important : inutile d’aller contre un instrument, lui aussi est ce qu’il est ! Mais par des combinaisons inventives, on peut en sortir quelque chose de nouveau, peut-être. Car la combinaison constitue la composition, dans le vrai sens du mot.

Le fait de vivre avec une interprète, et même entouré d’interprètes, n’est pas anodin, pour donner de tels fruits.

- K.M. : C’est une chance royale ! Nous avons besoin de musiciens qui nous accompagnent dans la création.

Cependant, Kryštof Mařatka les sollicite avec exigence ! Par exemple, dans le Livre des cendres, chacun des quatre instrumentistes tient une partie extrêmement dense, et s’affirme avec une identité expressive égale à ses partenaires. Tour à tour, ils sont appelés à tirer le maximum de leurs instruments, mais selon des caractères individualisés : pensons à la cadence très lyrique du premier violon, ou à l’exacerbation itérative d’une seule note au violoncelle qui conclut l’œuvre telle une voix humaine dont le cri s’élèverait du fond des entrailles. L’alto a quant à lui des répliques tantôt insinuantes, tantôt émouvantes. Au final, l’œuvre véhicule une intense humanité, soutenue sur la durée (près de 25 minutes), dont la pénétrante expressivité atteint le cœur de l’auditeur. Une impressionnante maîtrise de l’écriture combine les plus divers modes de jeu, mais sans qu’ils "polluent" le discours par une factice apparence de modernité.

- K.M. : Ce quatuor est en effet très polyphonique. Je voulais à tout prix conserver l’âme des instruments. Je voulais vraiment composer un quatuor à cordes, donc que l’on entende les cordes et pas autre chose ! Au niveau de la forme, je visais une structure très différente de ce que je faisais auparavant dans mes pièces contrastées, morcelées. Je m’attelais à une grande pièce d’un seul tenant : il s’avère beaucoup plus difficile de tenir une continuité que de créer un discours contrasté.
Même Otisk, pièce de 27 minutes, répond à un plan très morcelé. On évolue d’un instrument paléolithique à un autre, certes avec logique, mais les séquences se découpent très nettement. Dans le quatuor, au contraire, je voulais que l’on n’entende plus les coupures, que tout coule naturellement.

Le dialogue interne aux parties ne brise pas la continuité entre les sections.

- K.M. : Tel était mon objectif. Je pense qu’il s’agit d’une œuvre toute en intériorité, qui ne cherche pas à plaire mais qui exige de l’auditeur qu’il s’y plonge.

Une autre des pièces programmées à Prades, Voja cello [pour violoncelle seul,1999, créée par François Salque et constamment rejouée par lui depuis] présente encore une grande forme.

- K.M. : Oui, c’est une grande forme (23 minutes)... et surtout un feu d’artifice pour violoncelle ! La pièce est injouable... ou si vous préférez, jouable mais inmontable. Je l’ai volontairement écrite selon un très haut niveau de difficulté, la destinant à François Salque qui est un magicien du violoncelle ; quand il joue, l’aspect non seulement musical mais purement instrumental ressort de manière hallucinante. Je connais peu d’instrumentistes qui dégagent autant de magie avec leur instrument. Un tel accomplissement au niveau technique régale le compositeur. J’ai donc écrit Voja cello pour répondre à un point de vue instrumental, visuel, mais sans oublier la densité musicale. Le 3ème mouvement, le plus difficile, s’inspire de la musique tzigane : dans le folklore des Tziganes d’Europe centrale, on les voit parfois chanter sur des syllabes inventées, improvisées, en se frappant la bouche, en rythmant avec les mains, en frappant les objets alentour, et ils improvisent en communauté. C’est ainsi que, dans le 3ème mouvement, le violoncelle se transforme en instrument à percussion.
Vous observerez ce moment où, avec le premier doigt, le violoncelliste croise deux cordes et maintient le croisement, en même temps qu’il joue le pizz. avec la main droite, il joue aussi avec un autre doigt une note sur la corde de la, sans oublier une harmonique avec la main gauche. Toutes ces difficultés s’enchaînent en cascade, l’effet de percussion s’accroît de frappes sur le bord de l’instrument, et advient un moment où l’on n’entend plus le violoncelle en tant que tel.

On en revient au concept lisztien de transfiguration de la virtuosité, où celle-ci devient source d’inspiration et non plus seulement de démonstration.

- K.M. : Dans le cas présent, je ne vise pas à la virtuosité pour la virtuosité, mais j’évoque un phénomène très spécifique de création folklorique qui a un sens dans la vie des musiciens tziganes. On parlait de racines, voyez comme la virtuosité est ici enracinée.

La richesse de la palette timbrique chez Kryštof Mařatka séduit l’oreille et s’avère constitutive de l’identité des œuvres.

- K.M. : Il y a en effet des œuvres qui requièrent un timbre particulier, notamment le quintette à vents Hypnosy que vous aviez entendu au Centre tchèque : par la combinaison des instruments et surtout de leurs registres, par l’utilisation de micro-intervalles, à partir des paramètres de trois instruments, par exemple, on crée l’illusion d’un quatrième.

À son arrivée en France, Kryštof Mařatka suivit un cursus à l’IRCAM, donc travailla sur le matériel électronique. Or il compte au nombre de ces rares compositeurs parvenant à recréer avec les seuls moyens instrumentaux "humains" une étrangeté de monde sonore ou des audaces timbriques que l’on croirait l’apanage des potentialités électroniques.

- K.M. : J’ai fait l’IRCAM – d’ailleurs, je n’ai pas fini le cursus, je me suis enfui très vite ! – pour me confirmer que cet univers m’était complètement étranger ; car je me savais insensible à ce monde-là, mais était-ce parce que je ne le connaissais pas ou, réellement, ne me correspondait-il pas ? Je me suis donc inscrit pour essayer.

Tout de même, l’expérience lui a-t-elle apporté quelque chose ?

- K.M. : Non, franchement non.
Avec les appareils électroniques, j’ai toujours le sentiment que l’on dispose de possibilités infinies... et c’est terrible ! Les instruments, eux, imposent leurs limites et le monde prend son sens. Car l’infini est horrible, il n’y a que dans la finitude que l’on apprécie les choses, en général. Pourquoi une fleur est-elle belle ? Parce que l’on sait qu’elle va dépérir, qu’elle va sécher. Si on la savait éternelle, alors c’est sa beauté qui deviendrait desséchante, à mon avis. De plus, j’attache de l’importance au facteur humain, à la personne qui joue. Certes, à l’IRCAM, ils ne font pas que de l’électronique, ils pratiquent aussi la musique instrumentale combinée avec l’ordinateur. Je peux comprendre – et je respecte – les compositeurs qui s’en servent, qui s’en inspirent, c’est un reflet de notre temps. Il ne faut pas le mépriser, au contraire. Mais j’en reviens à ce que je résumais en une phrase : "Quand on a quelque chose à dire, on le dit avec n’importe quel moyen", ordinateur, instruments, ou même une épingle...


Kryštof Mařatka à Prades, 2 Août 2012 © Sylviane Falcinelli


On a vu Kryštof Mařatka devenir cinéaste pour laisser une trace sur son père, l’éminent médecin Zdĕnek Mařatka ; de fait, le 7ème Art l’attire fortement, mais d’autres arts stimulent-ils son inspiration de musicien ?

- K.M. : Parfois la littérature, oui. Je travaille beaucoup sur Daniil Harms (1905-1942), un écrivain russe peu connu en France, qui traversa les années 20 et 30 sous le coup d’une interdiction de publier, mena une vie misérable et tragique à Leningrad, écrivant juste pour rester en vie, jusqu’à ce que l’on frappe à sa porte au début des années 40 pour l’ embarquer. Il disparut dans les prisons, après avoir vécu la pire terreur stalinienne, comme nombre de ses confrères, et ses écrits ont été publiés pour la première fois en 1988, à l’arrivée de Gorbatchev. Il connut alors un succès incroyable dans la Russie des années 90 et fut aussi traduit dans d’autres langues. Ses textes sont extrêmement drôles et absurdes, tragi-comiques : le tragique se mêle constamment au comique.
Je lui ai emprunté le texte de deux mélodrames : le bref Kouznétsov [2005] pour récitant et piano, et surtout Le corbeau à quatre pattes [2006], composition d’une heure et quart pour deux comédiens et ensemble instrumental de 9 instruments, montée au festival Présences avec l’Ensemble Calliopée.
Dans mon quatuor Exaltum pour piano et trio à cordes [1998] que vous avez entendu à Musicora, une idée provient d’un film d’Andreï Tarkovsky. En fait, j’ai deux modèles parmi les créateurs m’ayant marqué : Janáček en musique, et Tarkovsky au cinéma. Deux univers qui sont empreints d’une grande charge spirituelle et qui nous renvoient au traitement du temps, surtout chez Tarkovsky. Ce qu’il créa cinématographiquement était absolument hors du commun pour son époque.

Nous en venons alors à la place de la dimension spirituelle dans la création artistique, au-delà du fait religieux au sens étroit du terme.

- K.M. : C’est plutôt l’imaginaire humain que je vénère. J’affirme aussi ma croyance en le sens du monde : le contraire du hasard ; être persuadé d’un sens qui régit la nature et le monde.

Dans le film, on entend le Professeur Zdĕnek Mařatka évoquer cette présence d’une force transcendante qui gouvernerait la nature.

- K.M. : Mais oui, je viens de là : un côté scientifique, qui ressort dans le quatuor [Le Livre des cendres] par la manière d’extirper les sonorités, mais en même temps un côté spirituel, que l’on entend exprimé dans le film. Je ne sais pas comment celui-ci a été compris par les spectateurs – car cette problématique est toujours ambiguë -, mais mon père parle de la foi et de la religion de telle manière que l’on pourrait penser qu’il réagit en non-croyant, en athée, or ce n’est pas vrai du tout.

Kryštof Mařatka pense aux séquences où l’on entend son père brocarder des préceptes ou des dogmes relevant de l’imagerie puérile ou de la crédulité naïve, mais on comprend très vite que cet esprit scientifique se montre en réalité fort réceptif à la transcendance qui règne sur la création.

- K.M. : Je lui ai dit un jour : « Tu sais, papa, en fait tu es croyant ! Seulement tu n’admets pas le terme "croire"». Car il avait des preuves pour l’existence de Dieu, mais des preuves indirectes ; il disait : « Quand on voit toutes ces beautés, il est impossible que cela soit dû au hasard. Il y a forcément une intelligence supérieure ». Mais c’est une preuve indirecte. Il me faisait observer : «  Regarde une ampoule qui éclaire : on ne voit pas l’électricité, mais on déduit qu’elle est présente ». C’est aussi une preuve indirecte. Donc, il était croyant, mais il détestait le mot "croire".

On ne peut s’empêcher de rapprocher l’extrême précision de l’écriture de Kryštof Mařatka de la quête d’exactitude du scientifique.

- K.M. : Oui je suis extrêmement exigeant, notamment envers les interprètes. Je suis même parfois trop dur. Mais ils apprécient, semble-t-il. Mettons-nous à leur place : il est vrai que lorsqu’on a un compositeur en face de soi qui sait ce qu’il veut exactement, on le respecte un peu plus car on sait pourquoi il a écrit ceci ou cela.

Finalement, à travers les sculptures de son grand-père, la démarche scientifique de son père, et sa propre manière d’écrire, on distingue une continuité de l’esprit familial alliant une extrême minutie des détails au souffle spirituel et humain, à charge pour ce dernier de balayer ce qui risquerait de devenir aride dans l’esprit de précision pour produire un résultat dense et puissant emportant le cœur du public. Autrement dit, le feu du message expressif dans l’artisinat éminemment élaboré du travail d’écriture.

- K.M. : C’est un équilibre. Il faut que les choses soient perceptibles, sinon elles n’ont pas de sens. Charger une partition, juste pour qu’il y ait plein de sons intéressants et qu’en fin de compte, on ne les entende pas, c’est absurde ! Donc je me préoccupe de l’équilibre entre la recherche de combinaisons et de couleurs différentes, et une expressivité qui serve toujours le contenu, le fond : que l’intention musicale ne soit pas masquée par la beauté des couleurs.

[ Propos recueillis par Sylviane Falcinelli, le 2 août 2012 à Prades. ]





François Salque décrit son travail sur Voja cello


François Salque pendant le concert de "Voja cello" © Photo Nemo Perier Stefanovitch



On notait ci-dessus combien le violoncelliste avait dépassé l’assimilation ardue des pièges techniques de la partition pour offrir son âme au public en un chant d’une rayonnante sensibilité qui ne se laissait plus entraver par la conquête des sommets escarpés. Pourtant, quand on reçoit une partition d’une telle difficulté, la première question est : comment l’apprivoiser en vue de gagner progressivement le large vers la liberté expressive ? « Une telle œuvre nécessite un long travail d’assimilation physique et corporelle. Ce qui induit d’ailleurs la mémorisation de la musique. Car il est important que le corps mémorise ses réflexes afin que le violoncelle devienne le prolongement de l’être. Alors, l’esprit peut enfin être libre pour exprimer l’émotion.
La pièce fait référence à certaines musiques improvisées d’Europe centrale : l’interprète doit donc intégrer cette spontanéité à la globalité de son approche.
Le travail est facilité par l’écriture de Mařatka qui respecte pleinement l’instrument et les instrumentistes. Il a un sens aiguisé du geste instrumental, ce qui fait que, en dépit de toutes les difficultés, la pièce paraît naturelle. Il a su exploiter toutes les facultés du violoncelle sans perdre de vue son expression intrinsèque. »

Si la scordatura se pratique couramment depuis le XVIIème siècle, n’est-elle pas, à l’échelle d’une partition si complexe, une difficulté supplémentaire, gênant notamment la mémorisation ?

« En effet, la scordatura est un obstacle à la mémorisation, mais cet obstacle devient surmontable dès lors qu’on mémorise le geste avant la tessiture. Par conséquent, en surmontant l’obstacle, on se fournit une aide à la mémorisation.
La pièce nécessite une riche projection sonore. Elle fait référence à la danse et au chant, d’où l’importance du geste pour assurer cette projection. »

Selon le compositeur, chacune de vos interprétations en concert apporte de nouveaux éclairages sur l’œuvre.

« Chaque concert est l’occasion d’une redécouverte. Un élément déterminant de cette musique est le rapport au temps. Il s’agit d’une œuvre relativement longue, or il n’est pas un mouvement qui n’ait besoin du précédent et/ou du suivant pour être pleinement valorisé au niveau émotionnel, tel un parcours initiatique où chaque étape revêt son importance.
C’est pourquoi j’ai pris la décision de ne jamais en jouer un mouvement isolément malgré les demandes pressantes d’organisateurs de concerts.
Certaines œuvres du répertoire supportent qu’on en fasse entendre un volet séparé car celui-ci a une existence autonome, hors de l’architecture d’ensemble. Mais Voja cello nécessite d’être jouée dans son intégralité pour la donner à ressentir. »

[ Propos recueillis par Sylviane Falcinelli, le 14 août 2012. ]





Discographie Kryštof Mařatka :

Czardas I, III, IV, V, VI, sur des thèmes recueillis par Milena Dolinova et transcrits par Kryštof Mařatka. Par l’Ensemble Calliopée (dir. Karine Lethiec) et, au piano, Kryštof Mařatka.
Tout le chant nostalgique et les rythmes endiablés de l’Europe centrale lors de ce concert concluant "Bohemia magica, une saison tchèque en France 2002". Une co-production Klassik-medias/ Centre tchèque de Paris/Ensemble Calliopée. http://www.ensemblecalliopee.com

Exaltum pour piano et cordes, par le Quatuor Kandinsky (au piano, Claire Désert). Trois mouvements concertants pour quatre violoncelles, par François Salque, Valérie Aimard, Antoine Lederlin, Véronique Marin.
Fables pour quatuor à cordes, par le Quatuor Castagneri. Voja cello, par François Salque. Lyrinx LYR 198 (2001).
Une première approche, dense et chaleureuse, de l’écriture pour cordes de Mařatka, même si on a entendu Exaltum plus âprement... exalté par l’Ensemble Calliopée en concert à Musicora. François Salque se montrait déjà impérial dans les deux œuvres à lui destinées. Quant aux Fables, elles ouvraient de fascinantes perspectives expressives sur l’espace dessiné entre les douze cordes du quatuor, bien avant les audacieux horizons explorés dans le Livre des cendres.
Mais attention aux aberrations de plageage intervenues à la gravure du disque !

Luminarium, pour clarinette et orchestre, par Michel Lethiec. Astrophonia, pour alto, orchestre à cordes et piano, par Karine Lethiec. Talich Chamber Orchestra, dir. Kryštof Mařatka. Arion ARN 68676 (2004).
À l’écoute de Luminarium, on sourit d’entendre Mařatka ne se revendiquer que comme transcripteur [lire notre entretien], tant s’avère époustouflant l’agencement des motifs musicaux traditionnels provenant de 27 contrées du globe que rien ne prédestinait à se télescoper. Et que dire de la virtuosité de l’orchestrateur qui trouve à respecter le caractère propre à chaque ethnie tout en brossant une fresque orchestrale d’une grande richesse timbrique ! Michel Lethiec en est l’éblouissant soliste. D’un tout autre esprit, Astrophonia nous enveloppe dans une méditation sur la contemplation des espaces inter-stellaires ; si les modes de jeu instrumentaux se combinent avec une extrême précision pour faire oublier l’art par l’art, les bancs d’ondes sonores nous pénètrent d’émotions métaphysiques : un chef-d’œuvre d’une subjuguante beauté, auquel Karine Lethiec apporte une vibrante chaleur poétique. Et Kryštof Mařatka dirige admirablement ses œuvres.

Praharphona Sextet (pour harpe, quatuor à cordes et percussions) ; Hypnósy (pour quintette à vents). Sandrine Chatron (harpe solo), Ensemble Calliopée. DUX 0784 (enregistrements de 2009 et 2010).
De ce disque, voyage sonore dans l’imaginaire de Mařatka, où éclats de timbres et idéations d’un vécu se catapultent, on a déjà dit ici combien il apporte une pierre fondamentale à l’édifice discographique en construction :
http://www.falcinelli.info/SylvianeFalcinelli/docu/Musicora2012.html









Dans la collection richement illustrée "Découvertes" de Gallimard paraît un petit volume sur Pablo Casals qui, au-delà du portrait d’une intransigeante conscience politique tracé par Jean-Jacques Bedu, permet une plongée dans l’historique de la naissance du Festival de Prades.
Un témoignage de Michel Lethiec figure d’ailleurs (avec trois fautes d’orthographe sur le seul nom du violoniste Henryk Szeryng... hum, hum ! Qui relit encore, dans les maisons d’édition !) parmi les appendices du livre.









En marge de la programmation internationale du Festival, une après-midi offrait l’occasion d’écouter les "Révélations classiques de l’ADAMI" (3 août 2012) dans la petite église de Catlar au resplendissant retable baroque.
Une belle relève se présente, mais, avant de porter un jugement, on attendra de plus amples exhibitions de ces jeunes musiciens, car on s’avancerait imprudemment à déduire leur profil artistique de deux "morceaux de concours" ou assimilés, même si certains défauts (que l’on taira en espérant les voir surmontés) et d’apparentes qualités (qui demanderont à être confirmées au fil du répertoire) ressortaient évidemment.
Allons droit à l’essentiel, c’est-à-dire à l’artiste qui se détachait par une personnalité très affirmée de concertiste : la violoniste Solenne Païdassi, auréolée de sa victoire au Concours Long-Thibaud 2010, faisait entendre une voix d’Europe centrale (ce qui va bien avec le sujet nous ayant occupé lors de ce Festival de Prades) grâce à Karol Szymanowski dont elle avait choisi les 3 Caprices op. 40, d’inspiration paganinienne. La haute virtuosité de la jeune femme s’accompagne d’une sonorité puissante, et d’un ton de gorge – oserait-on écrire par assimilation avec le chant – parfaitement idiomatique dans les esthétiques mittel-européennes. Formée – entre autres – par un maître polonais, Krzysztof Wegrzyn, elle avoue une passion pour l’œuvre de Szymanowski et semble effectivement en avoir endossé le ramage le plus chamarré. On la sent vouée à poursuivre son investigation de ce compositeur, lequel, stimulé par Paweł Kochański, n’a pas ménagé les embûches sur le chemin des violonistes, mais les a gratifiés de chefs-d’œuvre qui valent bien l’effort !


Sylviane Falcinelli













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