Frédéric Vaysse-Knitter au tempo de l’âme
© Photo Jean-Baptiste Millot
À un musicien qui travaille sans relâche en quête d’une transfiguration par le son de l’inatteignable, on se doit d’accorder une écoute régulière pour l’accompagner sur ce chemin escarpé où il ne saurait connaître de halte confortable. Suivre les étapes d’une telle quête peut se révéler fascinant ; chaque individu y apporte son rythme personnel, nourri des expériences humaines qui avivent le ressenti artistique. Ces toutes dernières années, notre attention n’a cessé d’être captivée par une trajectoire qui, d’essors en maturations, nous emmène autant vers des reconsidérations radicales de répertoires assidûment fréquentés que vers des appropriations de segments plus rares : Frédéric Vaysse-Knitter (né en 1975) avait pu laisser le souvenir d’un jeune pianiste élégant, musicien fin et sensible (vertus certes appréciables, mais eussent-elles suffi à le distinguer au sein d’une profession soumise aux assauts de la concurrence ?), puis on l’a vu capable de faire éclore sur le clavier des charges émotionnelles d’une intensité insoupçonnée, et aujourd’hui il accède au rang – peu peuplé – de ces interprètes investis du don de sublimer par une re-création mûrement pensée ce qu’ils touchent.
Une spéléologie de l’âme est à l’œuvre chez cet artiste, et elle fait remonter à la surface le bouillonnement d’affects transmués par une inlassable recherche sur la signification du son.
Le Festival A Tempo dans le Tarn
Cathédrale de Lavaur © Photo Sylviane Falcinelli
De récents concerts nous ont emmenés sur le sillage des caps franchis par le pianiste franco-polonais. À Lavaur, où il a créé le Festival A Tempo (3ème édition cette année), le récital d’ouverture (30 mars 2012), dont il partageait l’affiche avec la toujours radieuse Brigitte Fossey, révélait de nouveaux accomplissements atteints dans la coloration du toucher.
Chopin, Liszt, Szymanowski composaient son programme et l’oreille saisissait d’emblée qu’il avait su élaborer une sonorité propre à chacun des trois compositeurs. Le premier objectif était de rendre palpable l’opposition entre l’art intime de Chopin – auquel répugnait l’estrade de concert1, le cercle des salons lui semblant plus favorable à l’expression raffinée de la musique – , un art qui se refusait à proclamer l’extériorisation de soi-même, et « l’océan de sons » dont parlèrent les auditeurs contemporains de Liszt 2 (sans préjudice d’une grâce du toucher lisztien que les témoignages de l’époque nous laissent entrevoir comme capable de gouverner aussi souplement les plus caressantes transparences que les cataractes électrisantes).
Pour restituer le lien de confidence intime unissant Chopin à son piano, Frédéric Vaysse-Knitter a puisé au plus profond de son être un art du murmure signifiant – si l’on ose écrire -: il a réussi à inventer une magie de PP chaudement timbrés, dotant volontairement de chair ce qui pourrait s’apparenter à l’impalpable afin que ces longues sinuosités s’emparent de notre perception sensorielle et surtout psychique. Il semblait ainsi concrétiser la célèbre phrase de Beethoven (placée en exergue du Kyrie de sa Missa solemnis) : « Venu du cœur, puisse-t-ilretourner au cœur ». Il en est résulté des interprétations très personnelles de Chopin. Sollicitant le tempo avec une lenteur assumée dans le Nocturne en ut mineur op. 48 n°1 (mais n’est-il pas indiqué Lento ?), il appliqua aussi ce traitement des P et PP conduits dans un très long souffle à la 1ère Ballade, entreprise plus audacieuse qui orientait la concentration de l’auditoire vers l’essentiel du message, ouvrant des perspectives sur un voyage intérieur dans l’âme de Chopin.
Audible célébration des mystères de l’inouï, cet essai annonce de la part de Frédéric Vaysse-Knitter quelques futurs questionnements relatifs à l’interprétation de Chopin.
Pour imprégné de grandeurs dramatiques, son retour aux ébranlements lisztiens par la Fantasia quasi Sonata « Après une lecture du Dante » ne le détournait point de ses recherches de nuances : dans les sections Andante (quasi improvvisato) – marquée dolcissimo con intimo sentimento –, puis più tosto [sic] ritenuto e rubato quasi improvvisato – marquée PPP dolcissimo con amore –, il atteignait à une poésie de l’ineffable.
Le choix poétique fort judicieux, investi d’un vibrant lyrisme par Brigitte Fossey en très sensible complicité avec l’encore jeune pianiste, nous entraînait d’Adam Mickiewicz, pour ceindre Chopin, à Victor Hugo pour la Dante : cependant, l’ombre portée de la torrentielle Vision de Mickiewicz s’étendait sur tout le récital dont elle semblait engendrer les bouleversements émotionnels.
Entre ces pôles du romantisme, Frédéric Vaysse-Knitter inventait un troisième toucher aux timbres chaudement mordorés pour Szymanowski.
Au fil des derniers mois, on l’a beaucoup entendu défendre les pièces de jeunesse du maître polonais, celles-là même qu’il a gravées l’an dernier (un disque à ne manquer sous aucun prétexte !), première étape d’une future intégrale qui promet de surpasser tout ce qui était à la disposition des discophiles jusqu’alors...
http://www.leducation-musicale.com/newsletters/breves0211.htm - rubriques n° 7 et 12
Et quelques minutes de vidéo pour faire connaissance avec le parcours Szymanowski de Frédéric Vaysse-Knitter :
http://www.youtube.com/watch?v=9-AMonwtDHk&feature=player_embedded
Ce soir-là, prolongeant l’émotion d’un texte de Stanislas Jezewski sur le sort infligé par des révolutionnaires au piano de Szymanowski, l’interprétation de la Fantaisie op. 14 semblait s’éveiller à l’horizon d’aubes nouvelles avant de gagner les ombres et lumières d’un paysage secoué de fulgurantes violences et de heurts hallucinés. D’autres pièces (l’Étude op. 4 n°3, quelques Préludes de l’op.1) l’avaient précédée, issues de ces juvéniles floraisons parmi lesquelles Frédéric Vaysse-Knitter a su déceler des intuitions harmoniques et une ensorcelante chaleur affective annonciatrices des évolutions du compositeur.
En bis, Brigitte Fossey nous enjôlait par l’exaltation amoureuse de La Nuit de Mai d’Alfred de Musset, et Frédéric Vaysse-Knitter lui répondait par des Poissons d’or de Debussy aux couleurs cuivrées.
Le succès, au rendez-vous de ce premier concert, ne devait pas se démentir au long du week-end A Tempo, et consacrait l’implantation de cette initiative récente dans le paysage tarnais :
les précédentes années, Frank Braley et Racha Arodaky s’y étaient produits ; cette année, Denis Pascal, Marc Coppey et Liana Gourdjia répondaient à l’invitation de Frédéric Vaysse-Knitter pour brosser des heures contrastées de musique de chambre. On annonce l’année prochaine Pascal Amoyel, Emmanuelle Bertrand, Nicolas Stavy. Nous reviendrons sur l’esprit de ce festival qui va conforter son rôle dans l’animation culturelle de la région, par une extension géographique en direction de plusieurs cités, mais aussi par une diversité d’offres intégrant des ateliers et autres manifestations pédagogiques ou pluri-culturelles.
© Photo Sylviane Falcinelli | © Photo Sylviane Falcinelli |
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1 Dès ses années polonaises, le jeune Chopin écrivait à son ami Titus Woyciechowski : « Tu ne saurais croire quel martyre c'est pour moi, durant trois jours, avant de jouer en public. »
2 « C’était un démon qui devait libérer son âme par la force de son jeu. [...] L’instrument semble transfiguré en un immense orchestre ; les dix doigts de Liszt, d’une agilité véritablement fanatique, sont ceux d’un puissant génie !» écrit Hans Christian Andersen à propos de Liszt dont il entend le concert du 6 novembre 1840 à Hambourg.
Le chant de la Pologne
À travers la recherche intense de Frédéric Vaysse-Knitter sur l’éloquence des P et des PP, on pressentait qu’un spectre immense d’expression dynamique allait se dégager de son jeu – souvenons-nous de la puissance tragiquement épique de son interprétation de Funérailles –, comme la poussée de forces irrépressibles faisant jaillir un geyser en un point de la roche après que le cheminement souterrain de l’eau l’ait chargée de propriétés minérales.
L’accomplissement total de cette conjonction du médium sonore et de la transcendance du message se projetait lors d’une soirée à l’Ambassade de Pologne consacrée à Szymanowski. Ce 5 avril 2012, une introduction esquissée avec discernement par le biographe du compositeur, Didier van Moere (interrogé par Michel Le Naour), précédait la partie musicale. L’Hôtel de Monaco (résidence de l’Ambassadeur à Paris: http://www.souvenir-davout.com/spip.php?article163) offrait un cadre somptueux à la manifestation. Sur le piano Bechstein "hors d’âge" (ce qui, pour les vieux Armagnac, est signe de distinction, devient ici problématique... l’exploit de l’artiste n’en était que plus méritoire !), Frédéric Vaysse-Knitter reprenait quelques jalons de ses programmes dédiés à ce compositeur dont le langage lui sied à merveille.
Frédéric Vaysse-Knitter s’empare de manière très physique de son instrument, mais c’est la puissance de la recherche intérieure qui triomphe du corps et l’engage tout entier. Le sens du son médité consubstantiellement à la prise de possession des énergies intérieures du jeu assure une emprise sur le clavier qui ne se relâche pas un instant. Le saisissement de l’âme embrase l’implication des muscles dans l’étreinte au piano. Le poids conféré à chaque note dans le dess(e)in du timbre, du plus ténu au plus viscéralement proclamé, conduit à faire éclater le pouvoir expressif de ces pièces (souvent concises) à une magnitude que, peut-être, l’auteur lui-même, encore juvénile alors, n’avait pas soupçonnée. Nous le disions en ouvrant cette page : c’est à cette capacité visionnaire d’aller au-delà de l’inconscient d’un auteur que se mesure la puissance re-créatrice d’un grand interprète.
Sylviane Falcinelli