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Promenade autour d’Albéric Magnard
en compagnie de Philippe Guilhon-Herbert


La destinée d’Albéric Magnard appartient à la tragique cohorte de ces vies écourtées par la violence aveugle des temps de guerre (plus tard viendront Jehan Alain, Webern) : on connaît sa mort, le 3 septembre 1914, l’arme à la main, tué par des soldats allemands alors qu’il défendait sa maison. La terrible ironie de l’Histoire veut que les Allemands aient tué ce jour-là le plus germanique des compositeurs français ! Car, parmi les disciples de l’école franckiste attisée par l’enseignement de Vincent d’Indy, Albéric Magnard était celui dont tout, dans l’expression musicale, portait l’imprégnation, non seulement de Wagner, mais aussi de la densité d’écriture et des vastes formes chéries par les Allemands.
Cela lui vaut d’être souvent mal compris par les Français (il nous emmène fort loin des touches coloristes impressionnistes ou de la clarté des formes concises vantées comme des spécificités françaises). Pourtant, régulièrement, d’ardents avocats se font jour parmi les interprètes de ce pays : il y eut Michel Plasson, éminent interprète franckiste, puis vint l’intégrale des symphonies par Jean-Yves Ossonce, et récemment le projet d’un jeune pianiste, Philippe Guilhon-Herbert, qui vient de graver pour le label Hortus l’intégrale de l’œuvre pianistique de Magnard complétée d’une pièce plus fréquentée, la Sonate pour violoncelle et piano. À dire vrai, Magnard doit au couplage idéal que forme avec son aînée franckiste une autre de ses Sonates, celle pour violon et piano, de connaître de temps à autre la faveur des programmations discographiques. Sa musique de chambre (et notamment son ample quatuor à cordes) fédère encore des interprètes déterminés. Mais il est inconcevable que ses splendides symphonies ne fassent point partie du grand répertoire des orchestres.
Pour se documenter brièvement sur la biographie et les œuvres de Magnard, on conseille la consultation des sites suivants :

http://www.musicologie.org/Biographies/magnard_alberic.html
http://www.durand-salabert-eschig.com/formcat/catalogues/magnard_alberic.pdf

Laissez-vous surprendre au détour des chemins parcourus par ce disque:

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Pianiste à l’esprit curieux, Philippe Guilhon-Herbert fut un peu déconcerté lorsque son intérêt pour Magnard suscita chez certaines personnes de son entourage des réactions condescendantes ! Pour un peu, on lui aurait suggéré qu’il avait mieux à faire de son temps ! Triste étroitesse culturelle qui passe à côté de créateurs parmi les plus singuliers d’un pays !
Dès qu’il me parla de son projet, mon enthousiasme s’éveilla et nous nous revîmes pour en parler le 5 mai 2011. S’évadant hors du sujet, la conversation fut aussi l’occasion de mieux connaître les préoccupations de cet artiste aux horizons largement ouverts et peu conventionnels.
« Parmi les compositeurs de l’extrême fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle, Magnard est un de ceux qui présente la plus belle écriture pour le piano. Grand admirateur de l’écriture de Beethoven, il se revendiquait de cette esthétique et s’est rapproché de son architecture, de sa polyphonie sous-tendue de contrechants, et d’un traitement thématique se développant avec richesse. Il a assimilé tout autant l’influence des harmonies wagneriennes, et le chromatisme qu’il maîtrise magistralement ; on le remarque particulièrement dans la première pièce des Promenades : les trois premières lignes nous transportent à Bayreuth. Le socle du style de Magnard est incontestablement germanique. »
Irait-on jusqu’à parler d’une écriture de piano symphonique par sa texture ?
« Certainement. Le premier mouvement de la Sonate pour violoncelle et piano – que j’ai enregistrée avec Alain Meunier – se lance dans des développements très audacieux, et dans une fugue qui rappelle presque la 5ème Sonate pour violoncelle et piano de Beethoven. »
À écouter le jeu de Philippe Guilhon-Herbert, qui se distingue par des graves profonds témoignant d’un véritable amour pour cette tessiture du clavier, on comprend le penchant qui devait immanquablement le conduire vers Magnard.
« J’aime particulièrement accompagner le violoncelle, j’aime son timbre barytonnant, puissant et moëlleux à la fois dans le registre du médium-grave. C’est un registre que Magnard utilise beaucoup dans son écriture.»
Pourtant, il n’y a rien qui s’apparente à une grande sonate pour piano dans le catalogue de Magnard.
« Son existence abrégée ne lui a permis de laisser que 21 numéros d’opus ; il était très exigeant, animé d’une profonde rigueur artistique. Les Promenades forment un grand recueil qui s’apparente à une suite, mais avec une forme caractéristique, la première pièce (Envoi) faisant office de prélude, et la dernière pièce (Rambouillet) culminant en une célébration extraordinaire avec des harmonies féériques où j’entends des reflets des Valses nobles et sentimentales de Ravel, mais aussi de Fauré ; c’est vraiment une pièce de la plus haute inspiration. Les Promenades ont été écrites en 1893 ; il semblerait qu’ensuite son besoin d’ampleur l’ait orienté vers la symphonie (pour de larges formations), et les grandes formes. Passionné et rigoureux dans sa démarche comme il l’était, je pense que s’il s’était attelé à la sonate, une seule ne lui aurait pas suffi et qu’il se serait lancé dans un recueil ! Les clés m’ayant permis de ressentir cette musique ont évidemment été César Franck, Gabriel Fauré (les Nocturnes), et toute la musique germanique, y compris la lecture assidue des opéras de Wagner. Pensez aux Cinq Poèmes de Baudelaire de Debussy, qui sonnent comme un hommage au voyage qu’il venait d’effectuer à Bayreuth l’année précédente. Par le développement harmonique et chromatique, il est évident que Wagner a rayonné sur toute l’Europe. Guillaume Lekeu, autre destin tronqué de l’école franckiste, fut subjugué, lui aussi : il commence sa Sonate pour violoncelle et piano, que j’ai aussi enregistrée avec Alain Meunier, par des harmonies dignes de Tristan et Isolde. »

Philippe Guilhon-Herbert aime s’aventurer hors des sentiers battus :
« Je me passionne beaucoup pour le XXème siècle, dont j’observe autant la seconde moitié que la première. Le “classique” des compositeurs de la seconde moitié du XXème siècle, pour les pianistes, est Ligeti dont les Études s’inscrivent dans la lignée de celles de Chopin, Liszt, Debussy : il a écrit ses trois recueils d’Études en pensant aux grandes études qui l’avaient précédé, et réussi à créer une “bible” du répertoire pianistique des années 1970-80. J’aime beaucoup Dutilleux : j’aurais souhaité qu’il écrive plus pour le piano, qu’il nous donne une deuxième Sonate ! Nous sommes des centaines de pianistes à rivaliser sur la seule Sonate qu’il nous laisse ! Une autre de mes prédilections va à George Benjamin, celui dont Messiaen, quand il l’accueillit à l’âge de 15 ans, comparait les dons à ceux de Mozart ! J’ai entendu beaucoup de ses œuvres pour orchestre et je rêve de travailler sa Sonate. J’ai participé à la création d’œuvres de Michaël Levinas, de Jonathan Harvey, de Karol Beffa. J’ai joué des pièces de Toru Takemitsu, extrêmement profondes, méditatives : il a été inspiré par Debussy et par Messiaen. J’aime aussi l’écriture orchestrale de Tristan Murail. En fait, le courant spectral me séduit.Je me suis confronté à la difficulté de l’écriture de Philippe Hurel lorsque je me suis inscrit au concours d’Orléans où une de ses œuvres était imposée. En remontant au début du XXème siècle, j’ai découvert par le biais de Maurice Ravel son ami Maurice Delage, qui a très peu écrit mais dont les Quatre Poèmes hindous (1913) et les Sept Haï-Kaï (1923) furent pour moi une révélation : c’est une musique distillée avec un raffinement extrême, les Poèmes hindous apparaissent comme des méditations sonores dans la grande tradition de l’ouverture vers l’Orient. »
Chemin faisant, nous causons de la virtuosité pianistique et des problèmes instrumentaux à résoudre dans le travail sur tel ou tel compositeur :
« L’écriture pianistique de Brahms s’enfile comme un gant de velours tant elle est faite pour la main du pianiste. Autant Liszt est éminemment pianistique, autant Chopin ne tombe pas forcément sous les doigts : c’est une virtuosité plus subtile que celle de Liszt, plus sinueuse, avec des traits qui ne sont guère aisés. Alors que Brahms, tout comme Magnard, procure un très grand “confort” de la main dans l’exécution des traits.»
Il me souvient du concert donné par Philippe Guilhon-Herbert à la Salle Cortot le 26 avril 2011, où il avait consacré toute une partie au « piano orchestral », avec diverses transcriptions de Wagner, un extrait du ballet Roméo et Juliette de Prokofiev, et une certaine adaptation concoctée par Stravinsky lui-même à l’intention d’Arthur Rubinstein, qui est généralement considérée comme un sommet absolu de la virtuosité :
« Les Trois Mouvements de Petrouchka forment une œuvre évidemment très difficile, écrite au début du XXème siècle, mais ne présentant pas encore les caractéristiques de virtuosité qui ont ensuite été développées par Bartók – je pense au 2ème Concerto – ou Ligeti. C’est pourtant une œuvre qui, spécialement dans la Danse russe et La Semaine grasse, sollicite tous les tours de passe-passe imaginables et inimaginables dont peut rêver – ou cauchemarder – un pianiste ! Les doubles notes, les polyrythmies, les déplacements sur trois octaves et plus, les notes répétées, en PPP, en ffff… De toute manière, dès lors qu’il s’agit de réductions d’orchestre – je pense aussi aux réductions du Sacre du printemps (à 4 mains, à 2 pianos) – on affronte de redoutables difficultés. Au niveau de l’interprétation, il faut avoir les moyens d’orchestrer ses doigts, si je puis dire, d’en avoir la maîtrise thématique, rythmique, polyphonique, timbrique. »
Les difficultés soulevées par chaque répertoire fécondent la réflexion sur des mondes musicaux apparemment fort éloignés :
« Je ne veux négliger aucune des grandes périodes de la musique pour clavier : je joue avec beaucoup de passion les œuvres des clavecinistes (Rameau, Couperin). Comment ne pas admirer les enregistrements légendaires de Marcelle Meyer ? Plus proche de nous, Grigory Sokolov fait des prodiges dans ce répertoire. Cette digitalité prépare à celle de la musique moderne : une étude comme Der Zauberlehrling de Ligeti rejoint l’esprit des clavecinistes tels Scarlatti, avec un travail de précision des phalanges. On peut toujours trouver des passerelles entre les différents types de virtuosité, que ce soit une virtuosité purement digitale, une virtuosité extrêmement polyphonique ou une virtuosité de la polyrythmie (Stravinsky, Bartók, Ligeti). L’une des grandes révolutions du XXème siècle est d’avoir autant complexifié les structures rythmiques, les pulsations, les mesures composées, qui requièrent une forme de virtuosité intellectuelle, au même titre que la polyphonie fuguée. Tous les grands compositeurs pour clavier se sont mutuellement enrichis, inspirés, fécondés, de Scarlatti jusqu’à Ligeti, en passant par Liszt, Debussy, on ne compterait plus les hommages, les effets de miroir d’une époque à l’autre qui nous invitent à puiser plus avant dans l’histoire de la technique du clavier. Au mois de décembre 2010, j’avais donné deux concerts sur le thème du clavier et de la danse : j’étais parti des clavecinistes (Rameau, Scarlatti) pour aboutir à Ligeti, en passant par des Valses et Ländler de Schubert, donc une musique d’inspiration plus populaire, mais aussi ses sublimes Impromptus, des Mazurkas de Chopin, des extraits de ballets de Prokofiev transcrits par ses soins (Cendrillon, Roméo et Juliette), les Trois Mouvements de Petrouchka de Stravinsky, et les Danses rituelles de Jolivet, que je préfère cependant dans leur version orchestrale. »

Partant de la spiritualité cultivée par Messiaen et Jolivet, l’on découvre un autre versant de la personnalité de Philippe Guilhon-Herbert :
« Je suis profondément passionné par la spiritualité. Je ne suis pas un pratiquant religieux, mais je me plonge attentivement dans les sciences humaines et les diverses spiritualités. André Jolivet était attaché au caractère magique que, dans l’antiquité, on attribuait à la musique, et qu’on lui attribue encore dans beaucoup de rituels des civilisations éloignées. Les cérémonies sont accompagnées de musique dans toutes les cultures : il suffit de lire Claude Lévi-Strauss pour savoir quelle importance elle revêt par son côté ésotérique, magique ; il avait noté, quand il arpentait l’Amazonie dans les années 30/40 (lire Tristes tropiques), combien la musique est essentielle à toute célébration. Pour moi, la musique est une forme de spiritualité, et je la pratique comme telle
Il est révélateur de constater combien les nouvelles générations ne craignent plus d’afficher leur spiritualité (certains journalistes parlent d’un « coming out religieux »), alors que la génération précédente arborait un mépris de mentalités considérées comme détrônées et surclassées par l’intellectualisme dominant. On a vu ce que ce bel intellectualisme a laissé comme cendres, incapable d’élever les aspirations de l’âme humaine, de leur donner un horizon épanouissant qui aurait consolidé l’incontestable élan civilisateur de l’humanisme moderne… Alors les jeunes se sont en quelque sorte rebellés contre cette pose arrogante d’un matérialisme d’ “esprits forts” (comme le dit par raillerie la formule consacrée), et ont redécouvert la quête spirituelle avec une ardeur régénérée, revivifiée qui engage vers de nouveaux développements que les traditions empoussiérées avaient étouffés à leur propre détriment.
« Une telle attitude se nourrit aussi du fait d’être intéressé par d’autres pratiques artistiques : la peinture, la poésie, les arts plastiques. Je suis passionné de poésie ; René Char est une inspiration, un encouragement, un accompagnement de tous les instants. Ce chemin, étayé par la connaissance des sciences humaines et de la spiritualité, permet de relier la pratique de son instrument à quelque chose de beaucoup plus vaste, à la respiration des siècles. »
Philippe Guilhon-Herbert, porté à concevoir des programmes obéissant à des axes éclairants, se plaint, comme beaucoup de jeunes artistes, qu’on ne lui laisse pas assez la liberté de ses choix, et que les agents ou organisateurs de concerts imposent aux musiciens de jouer du grand répertoire « plutôt que des découvertes “risquées” qui pourraient désarçonner un public frileux ! Si je n’ai pas toujours le loisir de présenter à la scène les programmes que je rêverais de jouer, je nourris ma pratique personnelle et mon esprit par beaucoup de lectures, autant que par l’entraînement au clavier
On souhaite alors savoir ce que serait son programme idéal, s’il ne subissait aucune pression ?
« Depuis quelques années, le compositeur qui m’émeut le plus, face auquel j’ai le plus approfondi ma manière de pouvoir honorer son œuvre, c’est Schubert. Dussé-je ne choisir qu’un romantique parmi tous ceux de la sphère germanique, c’est lui que je choisirais, en rendant grâce à la profondeur que j’ai gagnée au contact de sa musique. Concernant le XXème siècle, j’ai cité tout à l’heure les auteurs qui me passionnent. Je penserais plutôt en termes de pièces que de compositeurs : je ne suis pas tenté par l’idée de me lancer dans une intégrale de Jolivet ou de Takemitsu. J’aimerais pouvoir composer un programme de concert comme un programme de cérémonial, comme la cérémonie du thé au Japon, avec un espace de méditation et de respiration musicale. J’aimerais que ce soit un programme profondément métaphysique, par l’inspiration qu’il transmettrait au public. »
Il faut encore abattre bien des barrières, malheureusement :
« Le public de la musique contemporaine est un public souvent différent de celui des autres concerts. Le public de la Cité de la Musique n’est pas le même que celui du Théâtre des Champs-Élysées. Rares sont ceux qui vont assister aux concerts de l’Ensemble InterContemporain ou de l’IRCAM, mais ceux-ci sont généralement assez passionnés et se montrent ouverts aux autres arts contemporains. Il y aura toujours cette tradition du concert-spectacle, tel qu’il est né au XIXème siècle, avec l’apparition des grandes salles de concert, avec le culte des grands chanteurs, des grands solistes. Mais au-delà de cela, le canal créant le lien propice à une sensibilité aux musiques plus profondes, moins faciles d’accès qu’une virtuosité pétillante (dont le seul but est de produire un effet immédiat euphorisant), c’est à mes yeux le caractère sacré, ou du moins spirituel, que revêt l’universalité, par exemple, de Bach. Cette écoute apaisée, offerte, qu’on éprouve au contact de ses œuvres religieuses mais aussi de toutes celles qui baignent dans cette atmosphère de sacré (Préludes et Fugues, etc.), procure un bienfait régénérant. Je pense qu’ en accédant à ce degré d’écoute, et si l’on parvient à écouter des musiques contemporaines – même si elles nous désorientent – de manière aussi sereine que cette musique sacrée, on peut renouer, me semble-t-il, avec une forme de réceptivité qui s’apparente presque à la méditation ou à la prière. On sait combien Messiaen, les ragas hindous, les formes d’incantation incitent à une posture d’écoute et d’ouverture qui est bien différente du spectacle vocal ou virtuosistique, que l’on peut aimer aussi mais qui ne se situe pas sur le même plan. Au-delà de jouer, penser la musique, écrire ou parler sur la musique, partager son art dans des configurations différentes, faire naître effectivement de nouvelles formes de rencontres, c’est tout un ensemble de facteurs à reconsidérer. »
On sent que cet artiste original pourrait donner une impulsion féconde à des rencontres artistiques organisées selon ses penchants. Pourquoi pas un festival animé par Philippe Guilhon-Herbert ?
« Il fut un temps où je faisais beaucoup plus de musique de chambre et d’accompagnement vocal, je n’avais pas vraiment d’ambition soliste. Depuis quelques années, je me suis beaucoup plus consacré à mon piano et au répertoire soliste. Mais, d’ici quelques années, fonder éventuellement un ensemble musical, si j’en ai la possibilité, ou une structure de rencontres entre les différents arts m’intéresserait. »

Sylviane Falcinelli


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