Jean Deroyer en circuit de Dukas à Hurel
L’Orchestre Philharmonique de Radio France, au fil des dix années de directorat de Myung-Whun Chung, a connu un épanouissement vers une luxuriante palette de couleurs, une opulente texture de sonorités, qui en font aujourd’hui le plus beau des trois grands orchestres parisiens. Eût-on jamais cru possible d’entendre en France la Alpensinfonie de Richard Strauss peinte a fresco comme on l’entendit le 17 septembre 2010 sous la direction d’Eliahu Inbal ? Quant aux Ravel et aux Messiaen dirigés par Myung-Whun Chung, ils s’inscrivent désormais parmi les scintillantes pépites du répertoire de la Radio nationale.
Le 15 avril 2011, l’Orchestre s’attelait à une somptueuse partition lyrique trop rarement exhumée, Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas. La direction en était confiée à un jeune chef d’orchestre déjà très remarqué dans le répertoire contemporain : Jean Deroyer (né en 1979).
Son interprétation débordante de vie, enivrée du capiteux bouquet d’une somptueuse orchestration, fit forte impression ; pas une minute il ne laissa retomber la tension dramatique, insufflant à l’orchestre comme aux spectateurs le sentiment qui l’anime et que lui-même nomme au cours de notre conversation : l’enthousiasme.
Sa direction (sans baguette) est aussi précise qu’irrésistible. Par la vigueur de sa gestuelle communiquant une expression qui éclate de sève, il transporte les musiciens qui ne peuvent que se donner à fond.
Nous nous étions rencontrés l’après-midi précédant le concert, pour parler d’un parcours où la pratique de la musique contemporaine et celle du grand répertoire se fécondent l’une l’autre, déterminant une approche originale. Comment Jean Deroyer ressent-il cette double démarche ?
« Que la musique soit du XVIIIème siècle ou du XXIème siècle, ma démarche, d’une certaine manière, est toujours la même. Les problématiques demeurent similaires : on se trouve en face de musiciens que l’on doit faire jouer ensemble, on travaille en répétitions, on assemble les éléments, je corrige des détails, j’écoute l’orchestre et, suivant ce que j’entends, j’ajuste mes remarques et j’essaye de préparer le mieux possible l’orchesrte à donner un concert ! Ceci dit, il y a effectivement de grosses différences entre le fait de diriger une symphonie de Haydn qu’un orchestre a jouée quinze fois, et de préparer une création dont la partition vient d’être achevée une semaine auparavant. Mais je garde présent à l’esprit que chaque pièce du répertoire a bien été créée un jour, il y a bien eu un moment où le matériel venant d’être rendu, il restait des fautes à corriger (vous savez, on en trouve encore dans les matériels des oeuvres de Ravel !), où Mozart discutait avec ses interprètes… Tout ceci s’est bien déroulé, ce n’est pas une fiction, on ne parle pas d’une musique morte d’un côté, et, de l’autre, d’une création qui serait vivante. Par conséquent, chaque fois que je travaille une pièce du répertoire, je m’imagine physiquement que j’en fais la création, et je la vis comme pour une première fois. Je garde ainsi cette fraîcheur que l’on est bien obligé d’avoir face à une œuvre qui vient de naître. D’ailleurs, à mon âge, il arrive encore souvent que des symphonies classiques soient une “première fois” pour moi !
On est confronté à des orchestres ayant des connaissances très différentes, mais cela reste toujours le même métier. Certes, un musicien qui a intégré un ensemble spécialisé en musique contemporaine, est motivé parce qu’il a lui-même souhaité y entrer. Alors que, dans la masse des musiciens composant un orchestre symphonique, on en rencontrera toujours qui seront réticents à la nouveauté. Mais cela ne me soucie pas beaucoup, car, après tout, d’autres dans leurs rangs en ont assez de jouer toujours les mêmes symphonies de Mozart. Les uns ont du goût pour tel répertoire, leurs camarades en préfèrent tel autre… Il y a mille raisons pour qu’une répétition d’orchestre se passe mal, si vous y regardez de près : une musique peut être ennuyeuse à travailler, techniquement difficile, l’ensemble et la balance peuvent poser des problèmes… Faire passer l’enthousiasme est toujours difficile. En fait, la quête à laquelle nous sommes toujours confrontés, c’est : comment communiquer l’enthousiasme à l’orchestre !
Qu’il s’agisse de musique contemporaine ou autre, mon rôle est de défendre “à la vie, à la mort” une partition, et de la défendre quelle qu’elle soit. J’allais dire de surcroît : même si je n’aime pas cette musique. »
Cette phrase déclenche en moi une réminiscence, car Henri Busser (1872-1973) qui, au long de la première moitié du XXème siècle, fut chef d’orchestre à l’Opéra-Comique (1902-1905) puis à l’Opéra de Paris (à partir de 1905) et professeur de composition au Conservatoire de Paris, disait à ses élèves qu’un interprète, au moment où il joue une œuvre, doit l’aimer pour la faire partager, même si ses préférences personnelles vont à d’autres esthétiques. Jean Deroyer affirme avec force le même postulat :
« Mon rôle n’est pas de porter un jugement. Une fois le concert terminé, j’ai le droit d’aimer telle musique plutôt que telle autre, mais mon rôle est de créer l’enthousiasme, car l’enthousiasme est nécessaire pour donner une bonne exécution. Je dirige même avec enthousiasme les mauvaises musiques ! Oui, j’en suis capable. C’est une obligation. »
Le fait de travailler avec des compositeurs vivants éclaire la démarche de leur processus créateur, donc porte à une réflexion neuve sur l’approche des partitions du passé.
« Que fait un compositeur ? Il nous livre une partition, avec plus ou moins d’indications (plus on se rapproche de notre époque, plus les indications deviennent précises).
Travailler avec des compositeurs vivants, présents pour parler de leur musique, donne envie d’essayer de déchiffrer les signaux que les compositeurs d’un temps reculé nous laissent, et, en même temps, de procéder avec plus de liberté par rapport à ces signes, car je me rends compte qu’un compositeur, dans sa manière de noter, laisse toujours une forme d’imprécision. Les erreurs mêmes dont les compositeurs parsèment inévitablement leurs partitions, donnent envie de respecter le texte, de déchiffrer les signaux pour “trouver la vérité”, si vérité il y a, et en même temps elles incitent à s’en affranchir plus lucidement. Beethoven a noté sur ses symphonies des mouvements métronomiques que l’on juge aujourd’hui irréalisables, voire aberrants par endroits, et qu’il faut soumettre à l’examen critique. Que veut nous dire un compositeur par le mot : Allegro ? Il est donc intéressant de prendre de la distance par rapport aux indications, de se dire que c’est un moyen d’arriver à la vérité, mais un moyen pas si direct qu’il y paraîtrait : le compositeur n’indique pas ce qu’il veut, il indique un moyen détourné de comprendre ce qu’il veut. Voilà en quoi travailler avec des compositeurs peut m’aider pour comprendre le côté paradoxal de leur métier. Il s’agit plus de chercher les signes un peu cabalistiques qui ponctuent une partition, que les signes concrets. »
Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas est un ouvrage souvent bien oublié des scènes lyriques, en raison du statisme de son déroulement dramatique qui amène au constat que, scéniquement, il ne “fonctionne” pas. Certes, Tristan et Isolde est aussi un opéra très statique, un véritable défi à la dramaturgie, mais tout le monde n’a pas le génie de Wagner pour transcender le temps. L’unique opéra de Dukas est d’une inspiration par moments post-wagnérienne, mais sans tomber dans la dépendance du wagnérisme comme le firent certains de ses contemporains sous l’emprise d’une passion inhibitrice pour le maître de Bayreuth. En fait, Ariane et Barbe-Bleue supporte très bien une exécution en “version de concert” car la splendide orchestration déporte l’intérêt musical vers le “partenaire” instrumental.
Qu’en pense un chef d’orchestre familier du répertoire le plus “avant-gardiste” ?
« Cet opéra porte la trace de beaucoup d’influences : Wagner, effectivement, mais aussi Debussy, principalement d’un point de vue harmonique (certains accords, le recours aux modes). À plusieurs moments, on se croirait dans Pelléas et Mélisande. On ne peut éviter le parallèle entre les deux ouvrages car ils se suivent de peu dans la chronologie, et les deux compositeurs étaient amis. »
En effet, la première de Pelléas et Mélisande eut lieu à l’Opéra-Comique le 30 avril 1902, sous la direction d’André Messager, relayé par Henri Busser ; Paul Dukas avait assisté à la pré-générale (on dit la “colonelle”, en jargon de théâtre malicieusement inspiré par le jeu de mots militaire), à la générale et à la création ; celle d’Ariane et Barbe-Bleue, ouvrage composé de 1901 à 1907, prit place dans le même théâtre le 10 Mai 1907 sous la direction de François Ruhlmann. De surcroît, Maurice Maeterlinck est l’auteur des deux poèmes ayant inspiré les compositeurs, et il a baptisé Mélisande l’une des femmes de Barbe-Bleue !
« Il se trouve que j’avais dirigé Pelléas à l’Opéra de Rouen juste avant de me plonger dans le travail intensif sur Ariane et Barbe-Bleue [c’était en octobre 2010]. Je fus vite impressionné car c’est une musique très frappante. Quand on m’avait proposé Ariane après Pelléas, je m’étais dit : comme il va être dur d’arriver à une telle intensité ! Or, si ! J’ai été très surpris, mais les deux ouvrages se tiennent vraiment à un niveau comparable quant à l’intensité. Dans l’opéra de Dukas, on relève des citations du thème de Mélisande, du thème de Golaud, mais l’orchestration y est beaucoup plus riche, quoique avec beaucoup de doublures, tandis que celle de Pelléas se veut assez chambriste. Il n’est pas évident de restituer l’équilibre entre cette riche orchestration et les chanteurs, surtout en version de concert où l’orchestre n’est pas dans la fosse. L’équilibre devient ainsi très compliqué. Je trouve le langage de Dukas assez germanique dans l’ensemble – même s’il peut paraître bizarre de donner une nationalité à une musique ! – ; le Prélude du 3ème Acte, par exemple, n’évoque guère la musique française. »
On pourrait en dire autant du Prélude du 1er Acte, introduisant d’emblée dans un univers assez post-wagnérien. On est dans l’optique wagnérienne d’un orchestre devenant un “personnage” à part entière, dont le rôle est fondamental pour comprendre le réseau d’intentions secrètes nouant la psychologie des protagonistes.
« De toute manière, il ne se passe pas grand-chose dans cet opéra. Il faut donc bien que l’acteur soit dans la fosse, car il n’y en a pas vraiment sur scène. On assiste à deux ou trois péripéties, mais dans l’ensemble, le scénario est assez simple. C’est plutôt une fable. »
Mais une fable symphonique, c’est pourquoi Ariane et Barbe-Bleue est une partition de chef !
« Oui, je retiens l’idée de “fable symphonique” ! Il est vrai que, par moments, cette partition évoque un peu le poème symphonique. J’ai probablement été fasciné par le caractère à tendance germanique de cette musique – avec beaucoup d’emprunts à Debussy dans les modes, comme je l’ai déjà dit – et en même temps son côté très simple, très découpé, avec des thèmes assez étonnants. C’est une musique qui assume une certaine naïveté décomplexée.
En revanche, je trouve quelque chose d’assez “classique” dans l’enchaînement des numéros : par exemple, l’ouverture des sept portes au 1er Acte donne lieu à ce que je suis tenté d’appeler des petits numéros descriptifs, alors que Wagner, suivi en cela par Debussy, avait mis fin à cette structuration cloisonnée au profit d’une composition continue, en perpétuelle évolution, progressant sans qu’on puisse déterminer la fin ni le début d’une séquence. Certes, il y a des “scènes” dans Debussy et dans Wagner, dictées par l’intrigue et les entrées de personnages, mais le cheminement musical abolit les cadres. Alors que Dukas s’en tient à une vision plus classique de la forme dramatique.
La construction architecturale d’Ariane et Barbe-Bleue progresse à travers beaucoup de méandres et de passages assez statiques. Le deuxième Acte recèle beaucoup de passages relativement lents, avec des 9/4, des 6/4, mais c’est un travail assez fascinant pour l’interprète d’imaginer comment le temps doit s’écouler pour que chaque élément s’introduise en apportant quelque chose de nouveau. Dans Pelléas, cela va plus aisément de soi, les éléments sont assez dramatiques et viennent en quelque sorte se heurter les uns aux autres. Chez Dukas, j’ai été confonté à la difficulté de construction. Or, à mon sens, de la construction naît pratiquement le sens de la direction, et c’est ce qui me passionne. Comme dans le processus de la sculpture, j’ai envie de tailler l’objet. »
Comment l’interprète est-il entré dans cet opéra qu’il abordait pour la première fois ? Avant de citer ses propos, rassurons le lecteur : Jean Deroyer est un sympathique père de famille !
« Quand on découvre un opéra, on est d’abord un peu obsédé par l’histoire, par le sujet. J’avoue que le mythe de Barbe-Bleue – je ne sais pas pourquoi – me touche particulièrement (plus que la ténébreuse affaire de jalousie entre Golaud et Pelléas). Dès le début, j’éprouvais un troublant intérêt personnel envers cet opéra. Je pense que dans une autre vie, j’aurais pu enfermer des femmes – je vous dis des horreurs ! [sur ces mots, il me saisit chaleureusement le bras : rassurons, rassurons !] – mais il y a quelque chose qui me touche dans la démarche, dans ce personnage qui d’ailleurs ne paraît pour ainsi dire pas au cours de l’opéra [il a 8 courtes répliques au premier Acte ; et quand Barbe-Bleue sera ramené blessé au dernier Acte, il s’en tiendra à un rôle muet], alors qu’il étend sur le déroulement du livret sa présence à l’état d’idée. Le sujet de l’opéra, c’est Barbe-Bleue, alors que l’on ne le voit pratiquement pas, mais il pèse très lourd sur toutes les motivations psychologiques, et je trouve cela assez fascinant. On peut trouver un caractère encore plus noir au livret de Pelléas, en ce sens qu’il est moins une parabole. »
Très précocément, Jean Deroyer s’est investi dans la musique de son temps. Dès 2007, il collaborait avec Pierre Boulez et Peter Eötvös à l’Ensemble InterContemporain. Il a dirigé, outre l’Orchestre Philharmonique de Radio France, l’Orchestre du SWR de Baden-Baden, l’Orchestre de Paris, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, l’Orchestre Philharmonique de Liège, l’Orchestre Symphonique de la NHK de Tokyo, l’Ensemble Klangforum Wien, l’Ensemble Contrechamps de Genève…
En 2008, il a été nommé directeur musical de l’Ensemble Court-circuit fondé par Philippe Hurel et Pierre-André Valade.
Devenu un véritable spécialiste des créations, il a donné les “premières” d’œuvres de Bruno Mantovani, Francesco Filidei, Thierry Pécou, Georges Aperghis, Philippe Boesmans, Frédéric Verrières. D’importants projets relatifs à la musique de Philippe Hurel sont en préparation, nous amenant à parler d’un compositeur que l’un et l’autre considérons comme de tout premier plan au sein de notre époque.
« Distinguons deux choses : il y a le rapport avec Philippe Hurel directeur artistique de l’Ensemble Court-circuit dont je suis directeur musical, et le rapport avec Philippe Hurel compositeur. Compositeur que je connaissais très peu avant de rejoindre l’Ensemble Court-circuit et que je suis en train de découvrir ! Nous allons beaucoup travailler ensemble au cours de ces deux prochaines années car, avec différents orchestres, je vais diriger des œuvres récentes de lui. Mais, avant le Festival Messiaen au Pays de la Meije où vous m’avez entendu diriger Figures Libres [concert de l’Ensemble Court-circuit en l’église de La Grave, le 2 août 2010], je n’avais jamais dirigé une pièce de Philippe. Voilà un homme qui sait faire la différence entre sa vie de compositeur et celle de son Ensemble ; c’est une honnêteté que peu pratiquent, mais pour lui, ce sont deux activités différentes ; d’ailleurs, on ne joue pas spécialement du Hurel à Court-circuit : cela arrive, évidemment, mais sans plus. J’ai toujours un peu peur avant de diriger, mais lors de ce concert à La Grave, j’était très impressionné de diriger sa musique devant lui, peut-être plus que de diriger la musique de Pierre Boulez devant le compositeur, ce qui m’est arrivé aussi. Mais là, je me trouvais dans une drôle de situation : de toutes les personnes réunies, j’étais le moins connaisseur en musique de Hurel ! Nous étions en quelque sorte dans sa “base” puisque je dirigeais l’Ensemble qu’il a créé, dont les musiciens avaient beaucoup joué la pièce programmée… contrairement à moi qui l’abordait pour la première fois ! J’avais plutôt l’impression de devoir suivre le travail qui avait été fait précédemment à l’Ensemble.
Mais de cette situation guère évidente ressortit une expérience très agréable. Je me sentais “accompagné” par Philippe.
L’ensemble connaissant la pièce, on n’a pas perdu de temps en corrections ni en répétitions. Quant au travail sur les 1/4 de ton qui, dans cette pièce, est vraiment redoutable, les musiciens de Court-circuit étaient rompus à cette problématique de justesse. »
Les œuvres de Philippe Hurel sont écrites avec une exactitude méticuleuse sur le papier. Canalise-t-il ses interprètes par une exigence très pointilleuse ?
« Il est assez pointilleux. Figures libres est une pièce très précisément notée, donc je ne pense pas qu’on puisse prendre beaucoup de partis divergents par rapport à ce qu’il souhaite. L’idée musicale étant assez claire, il n’y a pas vraiment à se tromper dans cette musique. On peut en revanche mal l’interpréter techniquement. »
Et on peut aussi – hélas ! - ne pas lui donner toute sa flamme, son relief, sa vitalité. Or, ce jour-là, Jean Deroyer, inspiré, l’avait interprétée avec un enthousiasme (pour reprendre son mot-clé), une cravachante énergie rythmique qui avaient conquis le compositeur et ses proches. Le chef avait su recréer l’explosion de vie d’une musique qui ressemble tellement à son auteur ; « Personnage haut en couleurs, le bonhomme ! », conclut-il en riant.
Sylviane Falcinelli