Nikolaï Demidenko, un seigneur à Paris
Le Festival Chopin à Bagatelle s’ouvrait par un de ces concerts qui se gravent dans les mémoires (16 juin 2012). Un seigneur du piano s’arrêtait dans la (trop) petite Orangerie : Nikolaï Demidenko, depuis ses années de jeunesse (il est né le 1er Juillet 1955), se situe à part dans la prestigieuse école russe. Chaque acte musical mûrement réfléchi le conduit à intégrer dans son jeu le fruit de nouvelles expériences nées de tel élargissement du répertoire ou de la confrontation à une question de facture instrumentale. Qu’il se penche sur des pages méconnues du XVIIIème siècle ou sur la musique contemporaine, il n’est de pièce réputée mineure qui ne révèle sous ses doigts une étincelle insoupçonnée de génie. Puisque ce Festival Chopin prenait le parti de remettre à l’honneur des compositeurs russes injustement ignorés dans la descendance du génial Polonais, Nikolaï Demidenko donna profondeur et lyrisme à la Barcarolle en la mineur op.93 n°4 d’Anton Rubinstein et au Nocturne-Fantaisie en mi majeur op. 20 de Felix Blumenfeld, pièces que beaucoup d’entre nous entendaient pour la première fois et que nul ne pourra plus qualifier de secondaires après le noble souffle qui gonfla les voiles de leur trajectoire admirablement tracée.
On imagine vers quelles cimes nous emporte son intimité avec les piliers du répertoire ! Alors que tant de pianistes russes brutalisent Chopin, Nikolaï Demidenko ne cesse de l’interroger en s’incorporant littéralement la moindre des subtilités d’écriture de ses chefs-d’œuvre : dans ce défi que s’imposa Chopin, sous couvert de Berceuse, de déployer sur une immuable basse un drapé infini d’ornementation, le pianiste nous guida, par des trouvailles de phrasé, vers l’observation de canaux secrets celés dans les parties intérieures. Quant à la Sonate en si bémol mineur, il en résolut les difficiles rapports de tempi par une maîtrise absolue de son architecture et de la relation interne, organique, des facteurs de sa projection dramatique. Car tout le secret est là : face à quatre mouvements assemblés par l’imagination d’un créateur peu enclin à la grande forme, il convient de trouver le biais qui harmonisera l’apparente hétérogénéité par la puissante suggestion du message dramatique. Cette plongée dans les abîmes expressifs permit à Nikolaï Demidenko de nous emmener d’une seule coulée à travers les actes d’une tragédie à la grandeur souveraine sans jamais verser dans un pathos suranné. La marche funèbre, d’un tempo grave, enfonçait chaque pas au fond du clavier et du cœur, évitant tout artifice qui en aurait altéré l’inébranlable sincérité ; puis l’insoluble Presto semblait s’éveiller de ces ténèbres sans en dissiper tout à fait les ombres, il roulait ses vagues en retenant les effets inopinés d’excès contrastant pour ne rien briser de l’émotion diffusée.
Une deuxième partie entièrement consacrée à Schubert et à l’ut mineur (Impromptu op. 90 n°1 et Sonate D. 958) prenait de l’altitude par rapport à toutes les problématiques liées au pianisme du temps : foin de toute viennoiserie ou des débats historicisants sur la proximité avec le pianoforte d’époque ! Le Schubert de Demidenko se projette dans des accents prophétiques, il préfigure avec une virile autorité les grands essors du piano romantique qui "orchestreront" le clavier.
En bis, à l’heure nocturne correspondait l’humeur intensément secrète du Chopin de même veine, mais le ferme dess(e)in poursuivi chez Schubert s’invitait à nouveau.
Observer le jeu de ce pianiste hors du commun conduit à questionner ce qui nous a toujours portés à le ressentir comme "différent".
Que reste-t-il aujourd’hui de ce qui fit des chemins partis de Moscou une chaussée des géants ? De formidables robots bien huilés, à la technique efficace mais parfois brutale, empoignant la musique avec panache mais froideur. Où sont les grands lions de la trempe des Sofronitsky, Gilels, etc. ? Par exemple, le succès très "occidental" de Boris Berezovsky résulte à ce titre d’une lourde erreur de perspective : nous l’écoutions une nouvelle fois Salle Pleyel le 13 juin 2012 (avec l’Orchestre de Paris) dans le redoutable 2ème Concerto de Prokofiev. Oh, il n’y avait certes pas une fausse note, la machine percussive tournait à plein régime, mais rarement entendîmes-nous cette œuvre chère à notre cœur si dénuée de contenu émotionnel ! Puis, voulant démontrer en bis par un appariement judicieux que le conservateur Medtner était capable de s’engager dans des chemins de modernité, Berezovsky faisait remonter par contraste à notre mémoire comment ce même Conte de fées avait levé des ondes autrement plus troublantes et prophétiques sous les doigts de Nikolaï Demidenko lors d’un bis le 3 mai 2012 après un éblouissant 2ème Concerto de Rachmaninov (avec l’Orchestre National de France malheureusement dirigé par un chef peu susceptible d’entrer en symbiose avec le pianiste). Il y aurait tant à dire sur la clarté que confère Demidenko à Rachmaninov sans rien abdiquer de l’ampleur sonore ! À commencer par la géniale idée de tenir les fameux accords des huit premières mesures du 2ème Concerto dans une même pédale, sans que le halo sonore enrichissant l’harmonie ne brouille le moins du monde la progression de celle-ci (autant dire que tout repose sur le dosage très contrôlé de la netteté du toucher ne contrecarrant ni la profondeur ni la clarté du timbre) !
L’art de Demidenko se reconnaît immédiatement à sa manière de donner chair à chaque son. Son usage de la pédale dite forte (mot aussi impropre qu’incapable de décrire sa fonction technique et mécanique !) passe autant par un incroyable maniement des micro-durées de relevage des étouffoirs, afin d’"enrober" le son de ce qu’il faut de nimbe à sa coloration, que par un englobement de phrases entières dans des pédales très longues tout en clarifiant leurs contours par la pondération du toucher (le fameux « jouer clair dans un flot de pédale » de Ricardo Viñes).
L’alchimie de la sonorité pianistique repose sur ce dosage de chaque instant entre poids ou directivité du toucher et pédalisation : Demidenko en est un maître absolu.
La puissance, l’immensité de la propagation du son propres à l’école russe, se colorent chez lui d’une subtilité dans l’enrichissement de l’émission sonore, d’une clarté dans le dessin des trajectoires musicales, de mystères émotionnellement porteurs dans les basses, qui font de chaque concert (ou disque, s’il est fidèlement enregistré) une expérience ayant valeur d’initiation (au sens magique comme au sens technique du terme). S’y ajoute un sens du phrasé qui révèle une minutieuse analyse de la direction de chaque voix pour en faire ressortir telle ou telle intention masquée. Au final, on ressort de ses interprétations en ayant le sentiment d’avoir appris ce que l’on n’avait pas su voir dans les œuvres...
Trop rare en France, Nikolaï Demidenko aura honoré la région parisienne de trois visites cette année : ne ratez pas la troisième étape, le 18 novembre 2012 au Théâtre des Champs-Élysées pour un 3ème Concerto de Prokofiev avec la phalange petersbourgeoise et Yuri Temirkanov.
© Photo: Mercedes Segovia
Sylviane Falcinelli