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L'orgue à la conquête de son futur...


Nous reproposons sur ce Forum des articles – devenus indisponibles en français, leur langue originale – de Jean Guillou (Le Buffet d’orgue, De l’esthétique de la console d’orgue et de son importance, L’Orgue dans la perspective du siècle futur) et de Rolande Falcinelli (Étude sur l’orgue romantique, initialement parue dans les Cahiers de l’Orgue,Toulouse 1961) qui constituent, de la part de ces deux grands artistes, une « défense et illustration » d’une vision évolutive de leur instrument. Ils y combattent une conception historiciste de la facture exclusivement orientée vers le répertoire du passé – et même d’un lointain passé – , laquelle nie les évolutions qui ont conduit à un instrument permettant de servir les compositeurs les plus avancés du XXème siècle. Or l’aspiration au progrès est aussi naturelle que les lois de la biologie : aucun organisme vivant n’est statique, l’esprit humain n’a pas construit les civilisations et les techniques, depuis l’ère néanderthalienne jusqu’à nos jours, sur des concepts régressifs. C’est une anomalie anachronique de certains musiciens – plus muséologues que musiciens – de notre époque que de vouloir se concentrer exclusivement sur le « retour à… » ; ce faisant, ils se posent en contradiction avec l’esprit même des grands génies du passé dont ils prônent la restitution soi-disant « authentique » : en effet, on n’en finirait pas de citer des preuves du génie visionnaire des J.S. Bach, Beethoven, Liszt, etc., attestant que les limitations rencontrées sur les instruments de leur temps bridaient la traduction de leur rêve sonore (sans parler des restrictions d’effectif orchestral dont on fait aujourd’hui un dogme, alors que les Haendel, Mozart, Verdi et autres ont manifesté leur bonheur d’être servi avec une bien plus grande somptuosité !), cependant qu’ils appelaient, accompagnaient, voire suscitaient des progrès de la part des facteurs d’instruments oeuvrant en harmonie avec eux. Nul doute que toutes améliorations accroissant le confort de jeu, le rendu sonore, la sûreté de réponse des instruments, au-delà de ce que les techniques de leur temps autorisaient, les auraient trouvé enthousiastes.

Par essence, les génies reconnus comme universels par la postérité, et qui nous parlent par-delà les siècles, se projetaient dans l’avenir, mûs par une pensée dépassant les entraves et contingences du hic et nunc: c’est donc un contresens “historique” que de vouloir lire leurs œuvres à l’aune des critères les ayant précédés, même s’il ne s’agit pas de nier leur arbre généalogique, alors qu’ils ont lancé les semences à partir desquelles ont prospéré les générations futures. Tout créateur visionnaire vit en permanence dans la transmutation, voire la transgression des supports matériels de son temps ; c’est le méconnaître, voire nier la puissance de son esprit, que de le ramener de force aux limites qu’il a contribué à renverser.

Le drame de l’orgue, et ce qui attise les passions autour de sa construction ou de sa restauration, réside dans son implantation immobile… et coûteuse. Si un pianiste veut donner l’exemple du son entendu au XVIIIème siècle et interpréter des œuvres de Mozart sur un pianoforte de son époque, ou si un autre préfère ne pas se priver des apports de la facture moderne et jouer Mozart sur un grand piano de concert d’aujourd’hui, aucun problème : ces instruments sont transportables, et il suffira juste de ne pas ignorer l’adéquation acoustique entre le volume sonore de l’instrument choisi et la salle prévue pour le concert. Le choix de l’interprète (soumis à la seule location de l’instrument) pourra donc se manifester avec une certaine souplesse, à l’intérieur d’une même zone géographique. En revanche, l’implantation d’un orgue (au prix de budgets considérables) en un lieu fixe engage des choix de répertoire pour des décennies ; ce qui signifie que le public de tel lieu, si l’orgue répond étroitement à des critères esthétiques ou historiques précisément liés à telle époque ou à telle école, se verra privé de pans entiers de répertoire impossibles à défendre sur cet instrument. C’est la négation même d’une vie de concert pluraliste et respectueuse des aspirations de l’auditoire.

Nous incitons vivement nos lecteurs à relire le chapitre Analyse technique de l’orgue, pp. 95 à 99 du Livre de Jean Guillou, L’Orgue, souvenir et avenir (Ed. Buchet-Chastel, 3ème édition 1996) : ces pages disent tout sur les désastres de la « psychose de l’historicisme », et sur l’évolution qui doit (qui devrait…) irréversiblement faire progresser la facture instrumentale pour la mettre en concordance avec les aspirations des créateurs. Autant le préciser dès maintenant, de telles pages manifestent la philosophie qui sera le fondement même de notre Forum dell’organo moderno.

Première exigence concrète à prendre en considération : l’étendue des claviers et du pédalier. Jean Guillou écrit (p. 95) : « Ainsi, en sommes-nous maintenant raisonnablement venus à une étendue de clavier de 61 notes, ut à ut, avec deux octaves au-dessous de l’ut médium et trois octaves au-dessus. La seule extension admissible et intéressante, serait celle allant vers le grave pour les claviers manuels : elle impliquerait une extension de jeux fort coûteuse mais certainement riche de possibilités nouvelles pour peu que l’on sût les utiliser. Une autre extension logique serait celle du pédalier dont on devrait poursuivre l’étendue jusqu’au do, lui donnant ainsi 37 notes. Le jeu des pieds pourrait apporter une meilleure contribution à l’exécution de partitions plus complexes : utilisé dans les aigus en même temps que le jeu manuel dans les graves, il offrirait au compositeur un surcroît de souplesse d’écriture. »

Dans ses textes, Jean Guillou se réfère toujours, pour illustrer la nécessité de claviers “complets” de 61 notes au service de toute la littérature d’orgue, non seulement à la musique moderne française découlant de Dupré et de son école, mais aussi aux Variations de Schoenberg. Nous renchérirons en précisant que ce dernier, emporté par la logique strictement compositionnelle de son discours et non inféodé aux restrictions d’un instrument qu’il connaissait mal, a même éprouvé le besoin d’en excéder la tessiture: il y a ce fameux do dièze (au-dessus des 61 notes) de la mesure 92 qui faisait dire à Rolande Falcinelli, avec un sourire entendu, que les Variations de Schoenberg n’étaient fidèlement et strictement exécutables que sur l’orgue expérimental conçu par Marcel Dupré pour son propre usage (et pourtant, même aux U.S.A., les deux compositeurs ne se sont jamais croisés). En effet, Marcel Dupré, soucieux de rapprocher l’ambitus de l’orgue de celui du piano, avait fait porter les claviers de son orgue de Meudon à 73 notes (soit une octave de plus dans l’aigu), ouvrant de nouvelles perspectives à des compositeurs novateurs désireux de se sentir libres dans leur élan, … tel Schoenberg. Jean Guillou, nous venons de le lire, préfère réfléchir à une extension vers le grave des claviers ainsi qu’à celle du pédalier. Il travaille aujourd’hui à des projets intégrant le clavier de 73 notes, mais avec une octave supplémentaire dans le grave; nous espérons reparler de ces innovations à l’avenir…

Rappelons que le piano Impérial de Bösendorfer, fort de ses notes graves exclusives (97 touches – soit 8 pleines octaves, descendant au Do –, contre 92 – ne descendant “que” jusqu’au Fa – sur les autres grands pianos de concert de la firme viennoise, et 88 - soit 7 octaves 1/3 – sur les pianos à queue des autres marques), est né en 1900 à la demande de Busoni qui souhaitait retrouver sur son instrument de profondes basses d’orgue. Ce qui démontre une fois de plus combien les exigences des compositeurs stimulent les facteurs. Aujourd’hui encore, la maison Bösendorfer manifeste sa fierté que des créateurs, emboîtant le pas au maître italo-allemand, aient pris le risque d’écrire des pages injouables (si l’on veut les restituer fidèlement) sur d’autres instruments que le fleuron de son catalogue. Jean Guillou lui-même a écrit sa première Sonate pour un tel piano.

Et si des organistes, figés dans leur historicisme, vous rétorquent : tout ceci est inutile, il n’y a pas de répertoire pour de telles extensions ! Alors répondez-leur : à l’époque des pianoforte Walter ou Stein que jouait Mozart, les Concertos de Rachmaninov n’existaient pas ; mais la facture de piano n’a cessé d’évoluer après Mozart ; aujourd’hui, nous sommes bien contents d’avoir les Concertos de Rachmaninov (ainsi que tout le reste)… et cela n’empêche pas de continuer à jouer Mozart ! En revanche, essayez donc de jouer du Rachmaninov sur un pianoforte Walter !... Ridicule, n’est-ce pas ?... C’est pourtant à une telle contorsion mentale que nous contraindraient les adeptes de la « copie d’ancien », si on les suivait dans leur acharnement en matière de construction d’orgues. Un novateur doit préparer le terrain pour les compositeurs de demain et ne pas s’arrêter au petit confort des acquis l’ayant précédé : tel fut, inlassablement, le mobile d’un Marcel Dupré, relayé par Rolande Falcinelli, cherchant à concevoir l’instrument apte à répondre le plus souplement à l’imagination de l’improvisateur ou du compositeur. Telle est aujourd’hui l’attitude d’un Jean Guillou, explorateur de nouveaux espaces timbriques, pionnier prompt à remettre en question sa technique d’instrumentiste pour s’ouvrir aux expérimentations des facteurs d’orgue ou de piano.

Autre progrès technologique apportant une incomparable souplesse au maniement de la palette coloristique de l’orgue : le combinateur électronique. Bricoleur de génie oeuvrant dans la solitude de sa villa, Marcel Dupré en fut de fait l’inventeur, le précurseur, par ce registrateur qu’il avait conçu pour son orgue de Meudon ; dans un de ses brouillons organologiques, on lit ce souhait : « [Pour l’organiste] Automatisation de tous les organes par commande unique, mais en les laissant néanmoins indépendants. (Registrateur) ». La carte perforée s’avérant à l’origine de notre programmation informatique moderne, Marcel Dupré imagina de perforer de la pellicule de cinéma pour programmer une séquence presque illimitée (enfin, illimitée par rapport au nombre restreint de combinaisons ajustables des systèmes électriques de l’époque !) de changements de registration ; on a retrouvé après sa mort le poinçon et le support de bois avec lesquels le maître effectuait manuellement cette tâche fastidieuse afin d’aboutir à un long rouleau de film tout préparé pour telle ou telle œuvre (il réalisa des transcriptions – inédites – de partitions orchestrales telles L’Apprenti Sorcier de Paul Dukas, afin de mettre à l’épreuve la palette constamment en mouvement que permettait ce nouveau système, ainsi que les coupures, sostenutos et octave supplémentaire équipant son orgue): le rouleau de film défilait dans un boîtier, actionné au pied depuis la console par deux commandes situées de part et d’autre des boîtes expressives. La suite de l’histoire impliquerait le triste récit des efforts inaboutis qui se succédèrent de 1951 à 1959 dans l’espoir de passer à la réalisation industrielle de ce procédé expérimental. Mais l’esprit visionnaire de Marcel Dupré était trop en avance sur son temps… Il envisageait de surcroît un transpositeur électronique qui fonctionnerait par un système de 12 accouplements chromatiques.

Dans un texte de 1988 (Commentaire du texte de Marcel Dupré « L’Orgue de demain », Cahiers Marcel Dupré n°2, Tournai 1990), Rolande Falcinelli racontait : « Il n’y a pas si longtemps, j’ai connu un célèbre – et excellent – facteur d’orgues classiques auquel j’ai dû expliquer ce qu’était un combinateur électronique ainsi que son maniement qu’il ignorait avec la plus candide inconscience… » !

Jean Guillou écrit (p. 109 de L’Orgue, Souvenir et avenir, éd. citée) : « L’usage de ces “accessoires” de l’orgue [combinaisons, puis combinateurs électroniques] a souvent été critiqué. Point n’est besoin d’une longue fréquentation de cet instrument pour se convaincre que l’avenir de l’orgue se situe précisément […] dans la liberté que l’on peut avoir de varier et combiner les jeux avec la plus grande aisance et sans aucun assujettissement […], mais que cet avenir se trouvera toujours limité dans la mesure où le compositeur-organiste se trouvera empêché dans l’utilisation indépendante, aisée et variée de toutes les possibilités sonores. C’est s’écarter encore davantage de la musique que d’avoir à compter avec la participation d’un ou deux aides pour exécuter un changement de registres, plutôt que de l’exécuter soi-même par le simple effet d’une pression de doigt ou de pied qui ne pourra avoir aucun effet nuisible ni sur la pensée musicale, ni sur la qualité sonore de l’instrument. Le propre de l’orgue est précisément cette richesse, le nombre incalculable de ses entités sonores et de leurs combinaisons possibles. Il importe d’obtenir que cet instrument si complexe soit rendu entièrement accessible à un seul homme. »

Et pourtant, pas plus tard qu’en 2005, j’ai entendu un illustre “baroqueux” traiter de « gadgets » les commodités modernes, puis exalter (!) le travail d’équipe que représente le concert d’orgue avec les deux tireurs de jeux : beau travail, en effet, que de risquer à chaque instant d’être déconcentré, et d’être à la merci d’une fausse manœuvre de l’un de ses acolytes ! Quel pianiste accepterait de donner un récital dans ces conditions !

Afin de prolonger ce panorama, il nous plaît de mettre en parallèle quelques intuitions de précurseur jetées par Marcel Dupré dès les années 40 et 50 sur des feuillets de brouillon organologiques (appartenant à la collection Falcinelli), et les conceptions développées de nos jours par Jean Guillou qui n’eut pas connaissance de ces documents inédits.

Tout d’abord, dans son article L’Orgue de demain (1942), Marcel Dupré réfute pour lui-même et pour son œuvre la notion d’ «orgue symphonique», mais appelle de ses vœux ce qu’il appelle l’ «orgue polychrome» : voilà une expression que Jean Guillou reprendrait pleinement à son compte. Dans un brouillon à peine postérieur, Dupré note : « [Pour l’auditeur] Succession des timbres : effet vite usé. La simultanéité est, au contraire, le complément de la polyphonie, soit polychromie. »

De Marcel Dupré encore : « Dépersonnalisation des claviers : esthétique périmée. Chaque jeu individualisé au maximum. ». Et, dans un autre brouillon, il y revient : « En tant qu’instrument de musique, dans l’orgue, chaque jeu doit avoir sa totale individualisation. » . On sait combien Jean Guillou défend « Le principe selon lequel tout jeu est choisi pour ses facultés de soliste » (p.216 de L’Orgue, souvenir et avenir), il les qualifie de « personnages entrant en scène ».

Dans un carnet d’aphorismes – Arcanes et Pensées – écrit spécialement par Marcel Dupré à l’intention de Rolande Falcinelli quand elle s’embarqua pour les Etats-Unis en 1950, on lit :
« Rythme : concevoir, écrire et jouer = mesuré, rythmé, scandé. Ces trois conditions sont inséparables et font que la musique “porte” [N.d.l’A. : on reconnaît là les caractéristiques motrices – et même motoriques – du style de Dupré, tant dans l’interprétation que dans la composition. Elles sont aussi les clés à rappeler inlassablement aux interprètes d’aujourd’hui pour faire “porter” la puissance de ses propres œuvres] .
Mélodie : notes d’armature. (Toute systématisation modale ou sérielle est stérile : ce qui est “partiel” devient “partial”).
Timbres : les affinités entre les rythmes et les timbres régissent leur choix. Chaque timbre a sa langue, mélodique et harmonique. ». Cette dernière phrase révèle une pensée beaucoup plus en phase avec les avancées de la musique du XX ème siècle que d’aucuns ne voudraient le croire.

L’évolution timbrique de l’orgue consiste encore à inventer de nouveaux jeux, ce qui, à notre époque, est l’apanage de Jean Guillou ; son nom méritera de rester accolé à de beaux apports, tel le Hautbois en chamade, ou le Cornet Harmonique (c’est-à-dire construit tout en Flûtes harmoniques : les Flûtes Harmoniques et les Trompettes Harmoniques ont des tuyaux dont le corps sonore fait 2 à 3 fois la longueur normale, d’où une rondeur, une ampleur sonore extraordinaires) « généreux et savoureux » : « Ce Cornet d’un nouveau genre présente un spectre sonore original que l’on n’avait jamais eu, jusqu’alors, l’occasion d’entendre. L’effet en est saisissant. La particularité de ce Cornet est de “dessiner” la mélodie, avec plus d’acuité, plus de “volonté”, si l’on peut dire, qu’un Cornet ordinaire » .

Ceux qui connaissent l’orgue de Marcel Dupré à Meudon, auront noté le grand nombre de claviers par rapport au nombre de jeux. Le devis d’agrandissement et d’électrification signé le 4 Janvier 1932 entre Marcel Dupré et ce qui s’appelle encore « Société Fermière des Établissements Cavaillé-Coll », montre que l’on fait passer l’instrument construit pour Alexandre Guilmant en 1900 par la maison Cavaillé-Coll (28 Jeux sur 3 claviers de 61 notes et pédalier de 32 notes, dont deux claviers expressifs), à un instrument de 34 jeux sur 4 claviers de 73 notes et pédalier de 32 notes, dont 3 claviers expressifs. Même conception chez Guillou, qui évoque par exemple sa conception de l’orgue de la Grange de La Besnardière, 28 jeux sur trois claviers et pédalier (p. 191-192 de L’Orgue, souvenir et avenir) : « Un plus grand nombre de claviers est toujours préférable pour les facilités de registration, de caractérisation et de localisation des plans sonores qu’il peut offrir. L’habituel principe veut que l’on crée des ensembles, des chœurs de Fonds, d’Anches, de Mixtures s’assimilant les uns aux autres, se fondant même. C’est une démarche toute différente qui présida à l’élaboration de cette composition, ainsi qu’à toutes celles qui vont suivre pour parvenir finalement à cet “Orgue à structure variable” qui sera comme un aboutissement de toutes nos recherches. Nous choîsimes donc chaque jeu pour sa valeur de soliste en les inscrivant dans l’ordre de ce qui nous parut le plus nécessaire, le plus inévitable, de même que l’on assemble autour de soi les amis qui nous sont les plus chers pour leur chaleur et la richesse de leur âme. Tous ces personnages, nous les répartîmes sur les trois claviers et le pédalier de telle sorte que chacun d’eux pût parler indépendamment des autres et que leur combinaison avec certains pût être jouée en opposition avec celle des autres claviers.»

En revanche, une divergence se fait jour quant aux claviers expressifs. Rappelons que l’abandon du clavecin au profit du pianoforte, puis toute l’évolution organologique du piano résulta de l’aspiration de l’homme à moduler le son, à le rendre expressif par les nuances, à l’image de ce que permet le souffle humain. La première boîte expressive sur un orgue apparut en 1712, on voit donc que cela coïncidait avec les recherches sur le pianoforte. Le romantisme ne pouvait que s’emparer de ce perfectionnement. Dans la facture du début du XXème siècle (et spécialement là où pourra s’exercer l’influence de Marcel Dupré), on atteindra deux voire trois (sur quatre) claviers expressifs.

Dans les projets organologiques de Marcel Dupré appartenant à la collection Falcinelli (certains datent de 1951, d’autres de 1958), on voit que Marcel Dupré a rêvé d’un orgue intégralement expressif, où les nuances de chaque jeu seraient commandées électroniquement, au même titre que les combinaisons (car ce visionnaire de génie, dès les débuts de l’électronique, a perçu les progrès que son application permettrait dans les commandes de l’orgue à tuyaux), un même piston enregistrant la combinaison de registres et la position d’ouverture des chambres expressives. Pour ce faire, il prévoit 8 crans d’ouverture des boîtes expressives, commandables automatiquement (ajustables sur le combinateur électronique), avec voyants au fronton de la console. Un de ses plans va jusqu’à 14 boîtes expressives, avec des commandes indépendantes « afin d’obtenir des forte ou des piano subits. Les lames doivent être horizontales, et non pas verticales, de plus en plus larges, en allant vers le forte, afin que les premières ouvertes donnent un faible crescendo ». Jean Guillou, lui, n’est pas favorable à plusieurs claviers expressifs, c’est-à-dire à l’enfermement de tous les jeux d’un clavier dans ces “boîtes” à jalousies, car il aime que les jeux aient une forte présence, et que ressorte la fraîcheur des timbres individuels. Et dans les orgues qu’il a conçues à travers le monde, il n’y a guère plus que le “Récit expressif”. Cela ne veut pas dire qu’il ne songe pas à une autre forme d’action “expressive” : dans son projet d’Orgue à Structure Variable (dernière utopie du XXème siècle dont on espère que le XXIème en verra la réalisation), il prévoit que 8 des 15 buffets de cette structure éclatée soient expressifs (par de classiques jalousies, mais cette fois en verre), et que l’alimentation soit équipée de « Variateurs de pressions » réglables par les mêmes pédales que les “boîtes expressives”. « On voit donc par cela que le jeu de cet orgue sera complètement différent puisqu’il n’y aura pas tel clavier expressif, mais tel et tel jeu, sur chaque clavier, expressif. […] Toutes les Anches sont horizontales à l’intérieur des buffets expressifs ».

Marcel Dupré demande aussi un nombre accru de trémolos par rapport à ce que l’on faisait alors (conception que défend à son tour Jean Guillou) : tantôt 6, tantôt 8, ajustables également sur le combinateur électronique, et il pense à des trémolos individuels sur certains jeux précis.

Jean Guillou se montre passionné par un autre moyen de rendre le son de l’orgue expressif, le toucher sensitif qui, après quelques tâtonnements technologiques, semble trouver une réalisation fiable grâce à la firme italienne ELTEC : « Cette transmission, mieux que toute transmission mécanique, permet de répondre exactement au mouvement du doigt, lent ou rapide. La touche étant à demi ou complètement enfoncée, la soupape répond à toutes ses impulsions, ce qui décuple les possibilités d’expression, de phrasé, d’articulation ». Nous reviendrons ultérieurement sur cette technologie.

Il nous sera maintes fois donné, sur ce Forum, de défendre la conception de l’orgue comme instrument de concert : ce combat, inlassablement mené par Marcel Dupré, Rolande Falcinelli, Jean Guillou, à travers leurs activités de concertistes et de compositeurs, ne cesse d’être d’actualité, et s’avère de surcroît nécessaire pour renverser les connotations poussièreuses – « fossiles », dit même Jean Guillou – liées au rôle et au répertoire liturgiques de l’instrument, lesquelles ont détourné maints compositeurs contemporains de cet instrument au potentiel sonore et technologique pourtant futuriste. Mais dans le cadre plus centré sur la facture qui nous occupe aujourd’hui, nous constatons que les églises n’ont pas bonne presse chez les maîtres dont nous étudions ici la pensée.

Marcel Dupré note, dans ses brouillons en style télégraphique : « Les grandes églises sont mauvaises pour l’orgue. Salles rectangulaires. Le son, comme un peu la chaleur, monte. Orgue ne doit pas être placé trop haut. Cavaillé l’a dit. ».

Nous verrons, en republiant L’Orgue dans la perspective du siècle futur de Jean Guillou, qu’il dénonce le rôle de « cache-misère » qu’a fini par jouer l’enveloppement acoustique des églises sur des harmonisations non parfaitement pures qui passeraient difficilement le cap d’une salle de concert où l’audition n’est pas « travestie » ! De même, Le Buffet d’orgue nous apportera d’autres développements sur ce thème.

En revanche, Marcel Dupré n’a pas su saisir ce qu’apportait l’orgue spatialisé : pour lui la source sonore ne pouvait, ne devait être que frontale. Différence de génération oblige, sur ce chapitre Rolande Falcinelli (née en 1920, donc de peu l’aînée de la “génération de Darmstadt”) se démarquait complètement de son maître : elle a vécu l’époque des expériences de spatialisation du son dans la musique contemporaine – rappelons que Gruppen de Stockhausen fut composé entre 1955 et 57–, n’y fut pas insensible et pressentit ce que cette nouvelle dimension agissante de la dynamique spatio-acoustique apporterait à l’orgue. Quant à Jean Guillou, plus jeune encore, il franchit le pas et passe à la conception de telles orgues spatialisées : Tenerife avec ses 8 buffets, l’Orgue à Structure Variable avec ses 15 buffets. Il rêve même d’une projection du son complètement repensée que nous découvrirons dans son article Le Buffet d’orgue.

Ces évolutions traversent leur œuvre de compositeur ; Rolande Falcinelli, dans Le Mystère de la Sainte Messe (1976-1982), monument d’inspiration œcuménique et teilhardienne pour deux orgues (dont le deuxième dépasse largement l’envergure de la plupart des orgues de chœur ; à dire vrai, seul l’Orgue à Structure Variable de Jean Guillou – opposé au grand orgue de tribune – permettrait de donner une dimension satisfaisante à cette œuvre et de réaliser une installation acoustique lui rendant parfaitement justice), développe sur plus d’une heure une grande complexité d’écriture où la combinatoire entre plusieurs types de modalité et le dodécaphonisme revêt une portée symbolique; individualisant fortement les sources sonores antiphoniques, Rolande Falcinelli intègre néanmoins la circulation acoustique du son comme facteur de perception mouvante, et emprunte au concept d’ « œuvre ouverte » le juste dosage d’indétermination qui permet aux deux interprètes d’évoluer suivant une libre articulation (liberté architecturalement encadrée, cependant). Jean Guillou, dans La Révolte des orgues (2006), fait se mouvoir les ondes sonores de huit positifs autour de l’orgue principal et du percussionniste, emportant la captation du matériau musical par l’auditeur dans une véritable giration sensorielle de plus d’une demi-heure ; les vagues musicales se répercutent sur le mur invisible des polarités acoustiques générées par le vaisseau (variable d’ajustement inévitable puisque chaque lieu d’exécution posera des problèmes différents). Inutile de dire que de telles compositions, mues par le volontarisme d’un utopisme préfigurateur puisqu’elles prennent le risque d’ignorer le réalisme du concert ordinaire, ouvrent d’inédites perspectives sur le fantastique potentiel d’affrontement, de rebondissement, de jaillissement des couleurs que permet le concept même d’un instrument aussi polymorphe et polychrome lorsqu’on en démultiplie les facultés.

Pour conclure, retournons aux notes jetées par Marcel Dupré sur ses feuillets de brouillon vers le milieu du XXème siècle :
« J’admets que mon rêve est pour le moment spécial ; occasions de construire rares. Mais toute musique, y compris ancienne, doit être jouée. »
« Pas intéressé (comme l’on croirait) par l’imitation orchestre, ou sa concurrence, ou même répertoire nouveau d’orch. à l’orgue. Ce fut non but mais moyen, 1°) pour élargir le champ des possibilités du compositeur d’orgue, 2°) pour préciser les organes nouveaux que réclame cette technique. L’esthétique de la musique d’orgue est encore dans l’enfance aux points de vue suivants : 1°) langage harmonique qui n’épouse presque jamais les jeux employés ; 2°) orchestration de la musique, limitée aux possibilités mécaniques offertes actuellement aux organistes (j’entends : ceux qui se soucient de l’avenir, et en ont la vision). »

Saluons alors les esprits prophétiques qui n’ont eu d’autre volonté (par-delà les différences de leurs aspirations individuelles) que d’ouvrir le champ des possibles aux créateurs du futur (et a fortiori aux improvisateurs). Si, aujourd’hui, les compositeurs les plus avancés des jeunes générations se sentent accueillis par Jean Guillou, et peuvent tester leurs expériences sur son orgue de Saint-Eustache, ne faut-il pas y voir la meilleure reconnaissance consacrant le sens d’un parcours, l’incorruptibilité d’une vision fixée sur un horizon en devenir et en avenir ?...

Sylviane Falcinelli









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