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Jean Guillou riletto da Jean Guillou. |
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Jean Guillou read over by Jean Guillou. |
Quand Jean Guillou relit Jean Guillou...
En 1975, une émission de la télévision française, "À bout portant", traçait un portrait particulièrement bien conçu de Jean Guillou. Les auteurs en étaient Jean Wetzel, Jacques et François Gall (réalisation de Michel Parbot, interviews de Jacques Bourgeois, montage de Monique Raimbault et Alain de Greef. © INA ). La caméra s'attardait sur un jeune héros romantique au regard perdu dans l'espace ineffable des rêves ; certaines séquences, inoubliables, nous montraient une improvisation en duo avec le mime Marcel Marceau (récemment disparu) sur la métaphore des saisons (la vie des arbres mimée comme une image du cycle des âges de la vie humaine), ou la Toccata de Prokofiev jouée alternativement au piano et à l'orgue. Deux moments de l'émission permettaient d'ailleurs d'admirer la beauté du toucher pianistique de Jean Guillou; dans le cas spécifique de la Toccata, on s'aperçoit que, sans jamais avoir vu le bref film nous restituant Prokofiev au piano, notre musicien en retrouve d'instinct l'attitude au corps parfaitement immobile commandant l'élasticité du poignet et les attaques digitales implacablement précises dans la manière de décocher les accents percussifs.
Nous avons extrait de cette émission quelques propos bien représentatifs de la pensée de Jean Guillou (s'arrêtant à une retranscription qui reproduit volontairement la spontanéité du ton parlé), et nous les avons soumis à sa relecture. En six endroits de son choix, Jean Guillou a écrit à notre demande (en novembre 2007, donc trente-deux ans après) de brefs commentaires que nous vous livrons ici.
Le texte des citations de "À bout portant" apparaît en caractères normaux ; les "commentaires 2007" ressortent en gras; et nos propres inserts explicatifs s'inscrivent en italique.
Sylviane Falcinelli
1- [L'émission s'ouvrait sur une phrase qui ne répondait à nulle question précise, mais sonnait comme l'appel d'une vocation:] « Je ne sais pas si c'est cela de vivre, finalement, mais j'ai l'impression quand même que c'est une manière essentielle de vivre, et je ne demande pas autre chose. »
2- « Je suis toujours fasciné par l'aspect un peu cruel de la vie, de la nature. Là aussi, je vois certains rapports entre l'orgue [et la nature]... L'orgue, instrument naturel, puisqu'au fond c'est un instrument fait de sortes de flûtes à l'intérieur desquelles l'air vibre.Il y a là quelque chose de vivant. J'ai toujours rêvé, par exemple, de jouer un orgue dans une forêt, vraiment au coeur de la nature, mélangé avec les arbres. D'ailleurs, dans l'architecture d'un orgue, avec cette verticalité, il y a quelque chose de tout à fait sylvestre. »
[La Chapelle des Abîmes, évoquée ensuite dans l'émission, venait d'être composée peu d'années auparavant]
« L'arbre est l'être de la nature qui me touche le plus, avec lequel je me sens le plus proche et dont les destins me sont le plus sensibles. Son immobilité même signifie pour moi un état supérieur et la lenteur de sa croissance témoigne de sa supériorité dans l'univers du temps, et sa communication, silencieuse aux oreilles humaines, est riche des plus imposantes, secrètes mais fabuleuses éruptions sonores. »
3- « J'admets difficilement une musique décharnée, désensualisée. Pour moi, un instrument de musique, c'est quelque chose d'extrêmement ... l'orgue par excellence est un instrument extrêmement sensuel. Comment vouloir faire de la musique complètement sèche – ce n'est pas possible !... - , uniquement calculée – non!... - ?!
Je ne sais plus qui disait (je crois que c'est Van Gogh): " Je peins une rose en fureur !"; cela dénote bien cette espèce de passion qu'il faut avoir au moment où l'on écrit la moindre note. »
« Ainsi, la " fureur poétique" des néo-platoniciens. »
4- [La caméra montre Jean Guillou entrant en scène, puis à l'issue d'un concert, assailli par les chasseurs d'autographes. En somme, scènes ordinaires d'une vie de concertiste...]« Il faut que je plonge [dans la vie de concerts]... enfin je me dis : "C'est un métier masochiste; c'est le dernier, je ne veux plus en faire"... et je crois que cela va finir comme ça, d'ailleurs ! Après tout, ne pas faire toute sa vie la même chose... Faire des tournées de concerts comme ça, tout le temps, il faut changer, il faut faire autre chose.
Je vis des concerts que je donne, et puis aussi des compositions que l'on joue, des droits d'auteur... Enfin, ce serait difficile si j'avais autour de moi une famille nombreuse, mais comme je suis tout seul, après tout je ne prends de risques que pour moi, donc je peux en prendre.
La composition est beaucoup plus importante pour moi car c'est vraiment ma vie. Si je devais abandonner l'une ou l'autre, j'abandonnerais bien sûr l'interprétation. La composition est une chose essentielle, et j'essaie justement dans le cours de l'année de diviser le temps en périodes de composition, et en périodes d'interprétation, de concerts; c'est parfois difficile, mais j'arrive quand même à extraire quelquefois un mois ou deux – jamais plus, hélas! - dans le courant de l'année, pour ne faire que de la composition. »
[ Il y a seulement quelques semaines, Jean Guillou nous disait: « Pourtant, quand je joue, je suis heureux », et le même jour, supputant le temps que lui prendrait de remonter telle grande oeuvre du répertoire romantique qu'il n'avait plus jouée depuis des années: « Enfin, je verrai, car cela serait du temps volé à l'écriture ».]
5- [Le journaliste lui dit: « Vous êtes une vedette »:] « Oh, je ne suis pas une vedette du tout ! Qu'est-ce que c'est ? [Rires]... Non, une vedette, c'est quelqu'un qui est connu de tout le monde, et il est normal que l'on ne soit pas connu de tout le monde en pratiquant une musique qui, effectivement, n'est pas accessible à tout le monde. »
6- « Moi, j'ai des couleurs à l'orgue [dit-il au peintre Raymond Mason qui peint son portrait]. Malheureusement, ce qui est quelquefois difficile à éviter à l'orgue, c'est la grisaille. Parce que, à force de couleurs, on arrive à une espèce de grisaille. Finalement, on a trop de masse, quelquefois – enfin, je ne parle pas sur un petit instrument, parce que dans ce cas, les moyens sont limités, bien sûr – mais si on prend un orgue comme Saint-Eustache, c'est énorme ! Et alors, on en arrive à avoir trop de richesses. Finalement, ce qui compte, c'est l'économie des moyens. »
[Trente-deux ans auparavant se profilent ici les propos dont Jean Guillou a enrichi ses conseils sur la registration lorsque nous avons publié sur ce même site, à la suite des Master-Classes de Juillet 2007, « Chronique d'un enseignement ».]
« S'il y a grisaille, c'est que l'excès de masse étouffe et anéantit ce qui est couleur, et tue ce qui devrait réellement parler. Mais on pourrait aussi imaginer, et je l'imagine, une musique qui utiliserait un " fond ", de même que les peintres ont utilisé un fond, blanc ou sombre, dont ils recouvraient la toile avant de commencer le tableau. C'est Bruno Haas qui a écrit une très intéressante et riche étude sur ce sujet.
J'entends bien cette musique, qui naîtrait et surgirait de ce fond, lequel s'étalerait dans le temps. »
« Je ne sais si c'est comme cela en peinture: il y a dans l'orgue des timbres qui, par eux-mêmes, sont morts, et il y en a d'autres qui sont vivants, qui appellent la vie... J'aime beaucoup ce côté "matière" dans l'instrument, il y a ici quelque chose que l'on palpe... Il y a d'autres timbres qui sont très vivants [il montre des Anches en dialogue]. L'orgue, c'est un peu une montagne informe, finalement... »
« Si certains timbres sont "morts", c'est que l'orgue est mal conçu et mal harmonisé. Tout doit vivre dans un orgue...
Montagne informe ou gisement de gypse, de pierres météoriques et de silex qui fuse: terrain volcanique que le jeu métamorphosera en paysage et en architecture. »
7- « Les silences, à l'orgue, se manifestent de façon peut-être encore plus tangible qu'avec n'importe quel autre instrument. Car lorqu'on arrête tout d'un coup une telle masse orchestrale [il plaque un accord de tutti], c'est tout ce côté "blanc" qui, peut-être, s'impose avec davantage d'autorité encore que la musique que l'on a joué avant. »
« Mais l'inverse serait aussi juste, comme une musique toute intérieure, intime, murmurée, qui, du reste, pourrait être tout aussi bien rendue par l'orgue, où le silence qui suit parlera avec une secrète et immarcescible force, alors qu'une masse sonore éclatante donnera l'impression, durant un silence, que cette masse poursuivra son étalement dans le temps et poursuivra ses clameurs. »
8- «On peut appeler inspiration le moment où, tout à coup, l'idée vous vient d'un thème musical, ou même de toute une architecture musicale, et c'est ce moment-là qui est important, et auquel répondra tout ce travail d'écriture qui ensuite durera des heures et des jours. »
« Mais ce n'est jamais, ou rarement, immédiat. La première idée qui, à tout moment s'enrichira, s'élaborera, sera elle-même insufflée peu à peu, parfois sans même que l'on en ait conscience. La conscience vient ensuite pour juger. »
9- « Pour moi, les notes sont des mots, et à cause de cela, il se forme une sorte de syntaxe comportant les mêmes règles que toute rhétorique.On se constitue une langue propre, avec son langage harmonique, mais qui possède ses exigences à elle aussi. »
10- « Naturellement je n'aime pas l'étalage des sentiments, bien au contraire; mais il y a nécessairement quelque chose de vous-même qui est là, qui est peut-être toute une partie, une couche de soi-même que l'on ignore complètement – d'ailleurs – , une partie du subconscient qui se trouve là exprimée. »
11- « L'orgue et le piano: deux personnages complètement différents, que je n'ai pas cherché à accomoder, loin de là, que j'ai cherché au contraire à opposer, et qui se mettent en valeur l'un l'autre. On est d'ailleurs étonné de voir comment le piano résiste à l'orgue. »
12- « La musique étant purement abstraite, arrive justement à approcher un monde qui n'est pas le monde que nous vivons, mais qui est un monde que nous rêvons, sans doute. J'essaie, même quand je vis – d'ailleurs je n'y ai pas tellement de mal –, de ne pas tant voir les choses qui sont, mais de voir les choses que je voudrais qui soient. »
13- « Moi, je crois à une survivance quelconque; il est difficile de déterminer quelle survivance. Naturellement, on sait qu'il y a une certaine mort matérielle, encore que ce soit là une transformation plutôt qu'autre chose... Mais enfin l'esprit, certainement, continue à vivre. J'ai l'impression moi-même d'être continuellement influencé par quelqu'un – disons – qui aurait vécu avant moi. »